Rive-Reine
huées de protestation de la plupart des hommes.
À la fin du repas, Charlotte fit acclamer Pernette et celles qui l’avaient aidée à préparer et à servir le repas, que les plus anciens s’accordèrent à juger comme le meilleur de ceux qu’ils avaient pris depuis longtemps.
Bientôt, les musiciens sortirent fifres et violons. Les couples se formèrent. Axel, maître de céans, fut prestement invité à désigner celle qui allait entonner le chant traditionnel du picoulet.
Il fit cet honneur à la fiancée de Samuel Fornaz, une belle paysanne de Chardonne. Sans se faire prier, accompagnée par les fifres, la jeune fille se leva et, d’une voix assurée, se mit à chanter l’air fameux du Devin du village , cette œuvrette de Jean-Jacques Rousseau que tous les Vaudois connaissent :
Allons danser sous les ormeaux !
Animez-vous, jeunes fillettes,
Allons danser sous les ormeaux.
Galants, prenez vos chalumeaux !
Répétons mille chansonnettes,
Et pour avoir le cœur joyeux
Dansons avec nos amoureux,
Mais n’y restons jamais seulettes
Allons danser sous les ormeaux !
L’assemblée reprit le refrain tandis que, se tenant par la main, les convives, abandonnant les tables, formaient le picoulet, ronde ouverte et serpentine, qui est aux Veveysans ce qu’est la farandole aux Provençaux.
Le maître du plus fameux vignoble de Vevey se devait de conduire la danse à travers les rues, jusqu’à la place du Marché, où l’on retrouverait d’autres rondes, issues de ressats offerts par d’autres vignerons. Axel savait la coutume et respectait les convenances. Il tendit la main à l’épouse du pasteur et, avec elle, ouvrit la danse.
C’est au débouché de la rue Sauveur, sur la place du Marché, déjà bondée de danseurs, qu’Axel, entraînant sa troupe, repéra un couple immobile, au pied d’un marronnier, sous une guirlande de lanternes vénitiennes. La brise légère du soir, que les Vaudois nomment molindre, balançait les girandoles dont les faisceaux colorés paraient l’homme et la femme de mouvants costumes d’Arlequin.
La tradition voulait que le picoulet absorbât, tel un serpent glouton, les badauds et les touristes qui le regardaient passer, tout le monde étant invité, cette nuit-là, à participer à la joie des vendangeurs.
– Ramassons ces esseulés, cria Chantenoz, qui sautillait entre Flora et Charlotte.
Axel orienta la farandole vers le couple, dont la femme du pasteur découvrit aussitôt qu’il ne s’agissait pas de touristes étrangers.
– C’est une connaissance de mon mari, un pasteur un peu bizarre. C’est sa fille qui est avec lui, souffla-t-elle.
– Venez avec nous ! cria Axel en tendant la main à la jeune fille, tandis que le pasteur veveysan, identifiant son confrère, l’invitait à se joindre au picoulet.
Cette ronde, à laquelle le conducteur doit imposer un rythme acceptable pour les aînés, qui, vite essoufflés, abandonnent souvent la chaîne galopante, ne permet pas les bavardages. En arrivant devant la Grenette, Axel, jugeant la danse bien lancée, laissa les jeunes prolonger, après un tour de place, leur ronde rapide jusque sous les marronniers de la promenade de l’Aile. L’ombre, plus dense, y était propice aux amoureux et les anciens affirmaient que la fin de la vendange marquait souvent le commencement d’une amourette !
La jeune fille qu’il venait d’inclure dans la ronde, et dont il tenait encore la main, quitta la farandole avec lui.
– Vous ne continuez pas ? dit-il.
– Nous avons déjà beaucoup marché, mon père et moi, répondit-elle, pour excuser son manque d’entrain.
Axel vit qu’il s’agissait d’une fort jolie personne. Dès qu’il se fut présenté, la demoiselle fit de même, avec l’assurance d’une femme libérée des excessives contraintes mondaines.
– Élise Delariaz. Mon père, que je vois là-bas trotter comme un jeune homme, est professeur de théologie et diacre 4 du canton. Nous habitons Clarens.
La danse avait rosi le visage de la jeune fille et un léger essoufflement expliquait son débit, un peu sec et haché.
M lle Delariaz accepta de s’asseoir à l’une des nombreuses tables installées sur la place, devant l’hôtel de la Ville-de-Londres. À la lueur du photophore posé sur la nappe, Axel vit qu’elle avait les yeux clairs. Son ton – elle s’exprimait presque sans accent –
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