Rive-Reine
jour arriva, porté par un commissionnaire et ses aides, le grand piano à queue de la jeune fille, un Pleyel offert par son père. Élise constata immédiatement que l’instrument serait fort à l’étroit dans l’antichambre où elle avait cru possible de l’abriter. Comme elle s’interrogeait, la mort dans l’âme, sur l’endroit où elle pourrait le faire porter, la maison de Clarens étant déjà louée, Axel intervint.
– Autrefois, ma mère possédait un semblable piano, qui se trouvait dans le salon. Installez-y le vôtre, mademoiselle, proposa-t-il, aimable.
– Mais, quand je voudrai jouer… ?
– Eh bien ! vous jouerez ! Sauf les jours de réception, qui sont rares chez un célibataire. Je reçois les amis qui me visitent dans mon bureau. Il est meublé de bons fauteuils. C’est là que je me retire, le soir, plutôt que dans cette grande pièce. Et puis vous me permettrez, peut-être, de vous entendre, quand j’en aurai l’envie et le loisir, conclut Axel en s’inclinant.
Pendant la quinzaine qui suivit, Axel demanda à Pernette de faire deux services à la salle à manger. Un premier à l’heure habituelle du déjeuner, du dîner et du souper, pour Élise Delariaz et son élève ; le second, une heure plus tard, pour lui seul.
Lazlo s’étant très vite remis, grâce à sa forte constitution, du coup de sabre reçu dans des circonstances que le peu expansif Tsigane ne révéla pas, Axel le fit conduire par Pierre Valeyres chez le tailleur, afin qu’on lui coupât deux costumes. Coiffé, rasé de près, portant chemise blanche, cravate noire et tenue de bonne maison, le Tsigane apparut transformé. Vuippens lui trouva une allure de majordome et Pernette comprit très vite qu’en matière d’usages et de service l’ogre pouvait lui en remontrer. Quant à Alexandra, pour qui Lazlo édifia sur la terrasse un gigantesque bonhomme de neige, elle en fit instantanément un nouveau compagnon de jeux.
Un soir, alors que la maison était silencieuse, Axel, qui lisait dans son bureau près de la cheminée, perçut, pour la première fois, le son du Pleyel. Élise Delariaz jouait une pièce romantique qu’Axel n’avait jamais entendue. Il s’aventura jusqu’au grand salon, poussa discrètement la porte et gagna un fauteuil, sans que la pianiste s’aperçût de son intrusion. Cette façon d’observer la jeune fille, qui, se croyant seule, modulait d’un murmure la mélodie, confinait au voyeurisme. Axel le ressentit et se promit de manifester sa présence dès la fin du morceau. En attendant, tout en jouissant de la musique, il se plut à détailler l’interprète. Le buste droit, les reins creux, faisant courir ses doigts sur le clavier avec une grande sobriété de gestes, Élise Delariaz lui parut plus belle qu’il ne l’avait vue jusque-là. Le profil irréprochable, la chevelure brune relevée en un chignon sans apprêt sur lequel les bougies du piano mettaient des reflets brillants, l’élégance et la finesse de la nuque, tout concourait à rendre, dans l’atmosphère ouatée du salon, cette femme désirable.
Quand eut résonné le dernier accord, Élise, les mains posées à plat sur les genoux, resta un moment pensive. Axel, n’ayant plus l’excuse de se taire pour ne pas troubler le jeu de la musicienne, crut convenable d’interrompre sa méditation.
– De qui est le morceau que vous venez de fort bien jouer ? dit-il avec naturel.
Élise tressaillit et, confuse, lui fit prestement face.
– Oh ! vous étiez là ! s’exclama-t-elle.
– Pardonnez mon indiscrétion, mais c’est la musique qui m’a, comment dire, appelé ici.
– C’est une des Romances sans paroles de Félix Mendelssohn : le Gondolier vénitien .
– Ah ! le gondolier ! C’est peut-être pourquoi cette mélodie romantique m’a attiré. Venise, quels souvenirs ! Auriez-vous la bonté de bisser le morceau ? demanda Axel.
– Si cela évoque pour vous un heureux temps, je veux bien, dit Élise sans façon.
Elle rouvrit la partition qu’elle avait fermée et se mit à jouer, peut-être en mettant plus de sentiment, plus de rondeur dans l’interprétation.
Axel, les yeux clos, goûta cette mélodie qui lui restituait tant d’images de la lagune. Le morceau terminé, il remercia la pianiste et se leva pour lui souhaiter le bonsoir.
– Savez-vous que M. Félix Mendelssohn est actuellement tout près
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