Rive-Reine
cette hypocrite et risible représentation du beau sexe par de jeunes paysans qui, musclés par les travaux de la vigne et des champs, n’avaient rien de gracieux éphèbes, les travestissements furent maintenus. Il s’agissait de ne pas exacerber la mauvaise humeur des fidèles piétistes 7 qui, comme en 1819, condamnaient déjà avec véhémence « un spectacle qui restaurait le culte des faux dieux 8 ». Dès que la fête avait été annoncée, les zélateurs du Réveil s’étaient mobilisés en publiant brochures et articles pour ranimer, chez les fidèles, les intransigeances calvinistes d’autrefois. Les chrétiens tolérants qui, au nom de la liberté religieuse, avaient condamné la loi de 1824 interdisant les sectes dénonçaient maintenant l’esprit étroit des conventicules. Les gens informés assuraient que certains pasteurs interdiraient aux enfants d’assister à la fête.
On s’attendait, en revanche, à voir dans les tribunes, construites dos au lac, sur la place du Marché, pour accueillir quatre mille deux cents spectateurs, des étrangers de marque. Le duc d’Orléans, fils du roi Louis-Philippe, serait logé à l’hôtel de la Ville-de-Londres, et l’on murmurait qu’un écrivain américain, James Fenimore Cooper, qui voyageait en Italie avec sa famille après avoir résidé tout l’automne à Vevey, où il avait loué le bateau de Jean Descloux 9 , reviendrait assez tôt pour assister à la fête des Vignerons. Le bacouni espérait ce retour, car il avait beaucoup sympathisé avec le généreux auteur de l’Espion , roman typiquement américain.
Au moins une fois par mois depuis la mort de Juliane et d’Anicet, Axel se rendait à Genève, chez les Laviron. Le banquier avait fait aménager, dans sa maison de la rue des Granges, une chambre pour celui qu’il considérait comme un membre de sa famille, afin que lui soient épargnés les séjours à l’hôtel. Les Laviron traitaient inconsciemment Axel comme le gendre dont, pensaient-ils, seule la mort de Juliane les avait privés. Au commencement, ce rôle étrange et ambigu avait contrarié Métaz, puis il s’y était résigné, comprenant que sa présence fidèle constituait, pour ce père et cette mère désolés, le vivant témoignage d’un bonheur à jamais révolu.
Les Laviron avaient surmonté leur deuil avec courage, mais se disaient eux-mêmes orphelins de leurs enfants. Pierre-Antoine distrayait son chagrin en s’adonnant plus que jamais aux affaires et M me Laviron en reprenant avec dévouement le rôle qu’avait tenu Juliane dans plusieurs entreprises charitables. Elle allait souvent fleurir la tombe de ses enfants et, plusieurs fois, Axel l’avait accompagnée dans ce pieux pèlerinage.
Dès qu’ils connurent Alexandra, lors d’un séjour que les Laviron firent à Rive-Reine, au commencement du mois de mars, le banquier et sa femme se prirent d’intérêt pour la fillette. En quittant Vevey, ils invitèrent Alexandra à venir, avec son institutrice, absente lors de leur visite, passer quelques jours à Cologny, dans leur belle villa, maintenant trop peu fréquentée.
Quelques jours plus tard, la fillette rappela à Axel l’invitation de M me Laviron.
– Si nous allons à Genève, tu viendras avec nous, parrain. Parce que, sans toi, Mademoiselle va s’ennuyer, dit Alexandra.
– Comment ça, s’ennuyer ? Ne trouves-tu pas que tu l’occupes assez ?
– C’est pas pareil. Tu vois, tout à l’heure, quand Mademoiselle est revenue de Berne, de chez son papa, elle a dit : « Je suis bien contente de revoir Rive-Reine. Ce que je suis bien, ici ! » Et puis elle m’a, tout de suite, demandé si tu serais là pour souper. Comme j’ai dit oui, elle a eu l’air contente et a dit : « Alors, je vais changer de robe et me recoiffer. » Moi, je sais qu’elle aime bien qu’on soupe tous les trois. Ça fait comme une famille, tu comprends, parrain.
– Je comprends, dit Axel.
Ce soir-là, il se montra particulièrement aimable avec l’institutrice et, sitôt Alexandra couchée, demanda à M lle Delariaz de se mettre au piano.
– Que souhaitez-vous entendre ?
– La musique qui correspond à votre état d’âme du moment, répondit Axel en allumant sa pipe.
– N’est-ce pas indiscret ? fit-elle en riant.
Métaz eut un geste de la main qui signifiait qu’elle n’était pas obligée de souscrire à son
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