Rive-Reine
plumet cerclé de deux galons argent et, avec une fierté particulière, l’aiguillette de fil blanc qui, sur l’épaule gauche, distinguait les gendarmes des autres militaires.
Tout au plaisir d’entendre l’accent genevois et de revoir glisser sur le lac les grandes barques aux voiles latines, Axel choisit de descendre, tel un étranger fortuné, à l’hôtel de la Couronne. Il obtint une chambre avec vue sur le quai le plus animé de la ville. Avant de regagner Vevey, il tenait à se ressaisir, car il émergeait de l’aventure vénitienne tel un buveur de l’ivresse. La longue griserie du cœur et des sens, vécue avec Adrienne, imposait, avant le retour aux banalités quotidiennes et aux responsabilités annoncées, un intermède de transition, fait de solitude et de réflexion. Axel Métaz sentait aussi le besoin, comme eût dit le pieux Guillaume, de « décrasser sa conscience ». Avant de revoir sa mère, ses vignes et ses professeurs, le Veveysan s’offrait le luxe de vivre, pendant une semaine, en touriste anonyme.
Pour Axel, Genève restait une ville inconnue. Certes, il y avait passé deux jours, en août 1810, lors de l’Exercice de la Navigation, avec sa mère, sa sœur Blandine, Flora, Élise et les jumelles Ruty. Mais toute l’attention du garçonnet de neuf ans avait été absorbée par les drapeaux, les flonflons, les bateaux pavoisés, les feux d’artifice. À son retour d’Angleterre, en 1817, il n’avait fait, avec Martin Chantenoz, que changer de voiture devant l’octroi de Rive. De cette étape de son adolescence, il ne conservait aucun souvenir, englué qu’il se trouvait, à l’époque, dans l’amère désillusion causée par la perversité d’Elizabeth Moore, sa maîtresse anglaise.
Visiteur adulte et solitaire, il découvrait maintenant une ville cossue, active, sereine, où chacun allait à ses affaires sans trop se soucier, comme à Vevey, de ce que faisaient les autres. Après quelques jours, il fut convaincu que son père avait eu raison d’affirmer un soir devant lui : « Il n’y a pas une, mais quatre Genève. » Guillaume Métaz faisait alors référence aux différents quartiers, sans les définir.
Axel, en les parcourant, découvrit et apprécia leurs caractères divers. La ville haute, ancien quartier épiscopal, bâti autour de la cathédrale Saint-Pierre, était aujourd’hui dévolue aux patriciens, gens de loi, d’Église ou d’affaires. Les rues basses abritaient la petite bourgeoisie agissante et le négoce urbain. Sur la rive droite du Rhône, le quartier Saint-Gervais restait, comme au temps de Calvin, le domaine des artisans, des faiseurs de montres, des orfèvres, des selliers, travailleurs aisés et libres, admirateurs de Rousseau, frondeurs mais patriotes. La ville-église des protestants zélés possédait aussi son quartier chaud, ghetto de la misère et du vice. Celui-ci cachait ses estaminets borgnes et ses maisons louches – « mal habitées », comme disaient les Genevois – entre ville haute et ville basse, du côté de la Madeleine.
Les maisons de la basse ville, frileusement serrées les unes contre les autres, comme si l’espace manquait, semblaient redouter les vents froids du Salève. Elles comptaient souvent quatre à six étages. D’une grande sobriété architecturale, simples, voire austères, quelquefois élégantes, mais toujours solides, elles étaient percées de fenêtres à petits carreaux et pourvues de portes robustes. Ces immeubles inspiraient d’autant plus confiance que les échelles accrochées aux pignons garantissaient la fuite des habitants des étages supérieurs en cas d’incendie. Or, à Genève, on les savait fréquents.
Certaines villas patriciennes, hors les remparts, du côté des Eaux-Vives et en allant vers Cologny sur la rive gauche, du côté de Versoix et Sécheron sur la rive droite, regardaient vers le lac, par-delà des gazons bien tondus, plantés de bouquets d’arbres, ou du haut de belles terrasses. On les devinait érigées, comme celles de la haute ville, derrière leurs murs élevés et leurs porches à double battant, pour abriter de nombreuses générations.
Les rues basses, soigneusement pavées de galets ronds, fort glissants les jours de pluie, étaient éclairées, la nuit, par des falots suspendus à des cordes. Le jour, elles paraissaient ombreuses, surtout celles bordées de dômes 2 , quand le soleil n’y descendait pas à la verticale.
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