Rive-Reine
Berto, le gondolier attitré d’Axel, chargeait les bagages en se lamentant sur la perte d’un client aussi aimable et libéral en matière de pourboires que le signor Svizzero , deux hommes, porteurs de grosses cannes, débarquèrent d’une gondole et approchèrent. L’un d’eux interpella sans aménité Axel :
– Vous êtes bien le signor Axou Métaz ?
À Venise, seule Adrienne donnait à Axel ce diminutif un peu niais.
– Oui. Que voulez-vous ? répondit le jeune homme, imaginant qu’il s’agissait encore d’une convocation de sa demi-sœur.
– Vous devez nous suivre, reprit l’homme en faisant mine de lui saisir le bras.
Il s’exprimait avec l’accent autrichien, ce qui incita Axel à la méfiance.
– Où et pour quoi faire, s’il vous plaît ?
– Vous le saurez plus tard. Suivez-nous sans faire de scandale, sinon…
– Sinon quoi ? interrogea d’une voix de stentor le capitaine Giacomo Alboretti, qui venait de surgir dans le dos des inconnus.
Il tenait un pistolet dans chaque main. Les deux hommes lui firent face, médusés. L’artilleur maître d’armes ne leur laissa pas loisir de faire un mouvement : il leur planta le canon de ses armes dans l’estomac et, d’une vigoureuse poussée, les expédia tous deux dans le canal.
– Si vous savez nager, c’est le moment de montrer vos capacités avant que je ne tire, lança l’officier.
Les importuns ne pensaient qu’à se mettre à couvert, en barbotant. Ils finirent par s’éloigner, sous les quolibets des gondoliers. L’un d’eux, qui devait détester les agents autrichiens, les gratifia d’un coup de rame sur la tête, ce qui donna l’idée aux autres d’en faire autant.
– Savez-vous qu’ils sont capables de noyer ces rats, commenta le capitaine, avec un sourire plein d’espoir.
– Je ne sais ce que me voulaient ces gens, mais je vous remercie. Une chance que vous vous soyez trouvé à proximité, dit Axel.
– Notre ami commun, le comte Malorsi, m’a demandé de veiller sur vous et m’a chargé de vous accompagner jusqu’au bateau de Padoue, répondit gracieusement l’artilleur en invitant Axel à prendre place avec lui dans la gondole de Berto.
Ce dernier, obéissant à un clin d’œil d’Alboretti, était occupé à défoncer à coups de gaffe le fond de la barque des agresseurs.
Un instant plus tard, alors que la gondole glissait vers le quai des Esclavons, Alboretti, qui ne semblait attacher aucune importance à l’incident, se mit à parler natation.
– Savez-vous que c’est l’exercice préféré de lord Byron ? Il a battu Angelo Mengaldo, un ancien de la Grande Armée, qui a traversé la Berezina à la nage, au milieu des glaces, et Alexander Scott, un Anglais qui se croyait malin. Ils sont partis tous trois du Lido, suivis de deux gondoles, sous mon arbitrage. Ils sont entrés dans le Grand Canal : Mengaldo s’est arrêté, épuisé, au Rialto, Scott a failli se noyer à San Felice, mais notre Byron est arrivé, frais comme un poisson, jusqu’à San Andrea, acheva Alboretti, admiratif.
Axel n’avait pas remarqué que son départ animé avait été suivi par le comte Malorsi, penché à la lucarne qui éclairait les combles. Rassuré quant au sort de son ami, le vieux gentilhomme revint à son déjeuner, avec un entrain quasi juvénile. Il avait dû, la veille, dépenser son dernier ducat pour acheter du pain, du parmesan et du vin. Maintenant, il remerciait la Providence de lui avoir envoyé un jeune Suisse si généreux. La vente de cette émeraude, au jardin superbe, dont il ne pouvait détacher son regard, allait lui assurer au moins un an de bonne vie ! L’enfer pouvait attendre !
1 Grandes barques utilisées pour la pêche lagunaire.
2 Embarcations servant au transport des marchandises, des poissons et des produits de la terre.
3 Petit appartement que se réservaient, hors de l’habitation familiale, les Vénitiennes et les Vénitiens, pour recevoir des visites amicales ou galantes. En français, on dirait garçonnière.
4 Forme allemande du mot français Tsiganes ; Zingaros en italien.
5 Le Gabinetto G.P. Vieusseux existe toujours. Aujourd’hui installé au palais Strozzi, à Florence, il est devenu le Centro Romantico de la Toscane. On y organise des colloques et des expositions. Ses publications historiques et littéraires font autorité.
6 Giudetta
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