Rive-Reine
contre un quart des bénéfices. La moitié de ceux-ci reviendra à Guillaume, le dernier quart à Blandine. De même pour le vignoble et pour les profits du pressage de la vendange des petits vignerons. Je te rappelle que la vigne de Belle-Ombre est propriété exclusive de ta mère. Tu auras donc à prendre un arrangement avec elle. Pour ce qui intéresse ton père, les comptes devront être tenus clairement, par un comptable agréé par Blanchod et moi, puis envoyés dans l’Ohio, chaque année, en janvier. Les sommes qui lui reviendront et qui reviendront à Blandine seront placées sur des comptes séparés chez Laviron-Cottier, à Genève, qui assurera leur transfert en Amérique. Le banquier a reçu des ordres, mais il t’attend pour clore l’ancien compte Métaz et en ouvrir un à ton nom. Il faut que tu lui donnes pouvoir et signature. Je te conseille d’aller le voir à Genève le plus vite possible. Voilà. Tout est-il clair dans ton esprit, sinon dans ton cœur ? conclut malicieusement le notaire.
– Tout est clair, admit le successeur imposé de Guillaume Métaz.
Les Ruty retinrent Axel pour le repas du soir et le jeune homme fut heureux de revoir, à cette occasion, ses amies d’enfance Nadine et Nadette. Pulpeuses à souhait, gaies, expansives, les jumelles l’accablèrent de baisers et lui posèrent, avec volubilité, une foule de questions sur son séjour en Italie. Leurs mariages simultanés étant enfin prévus après les vendanges 1822, elles entendaient convaincre leurs futurs maris de choisir Venise pour un voyage de noces qu’elles n’envisageaient pas d’effectuer autrement qu’en commun. Les jeunes filles auraient voulu poser à Axel des questions touchant la séparation de ses parents et savoir ce qu’il ressentait depuis qu’un nouveau père à l’œil vairon avait fait irruption dans sa vie, mais Élise avait interdit à ses filles d’aborder le sujet.
– Axel vous en parlera de lui-même, s’il le veut. Jusque-là, tenez vos langues, avait ajouté Charles Ruty.
En regagnant Rive-Reine, Axel Métaz eut un moment de découragement. Investi par Guillaume des responsabilités de chef de plusieurs entreprises, contraint d’assurer la rentabilité de celles-ci afin de fournir aux exilés les revenus sur lesquels ils semblaient compter, il allait devoir travailler ferme pour boucler ses études avant l’automne, obtenir ses diplômes et prendre en main les affaires.
« Pourquoi suis-je revenu à Vevey, retrouver souvenirs et soucis ? N’aurais-je pas mieux fait de suivre Adrienne et de m’engager avec elle dans une vie aventureuse et animée ? Tout ce qui m’attend ici, en mettant les choses au mieux, est une plate et monotone existence de bourgeois veveysan, allant de ses vignes à ses chantiers, de ses livres de comptes au Cercle du Marché, d’une partie de chasse au chamois à une partie de pêche, fidèle au culte du dimanche à Saint-Martin et au tir cantonal à Lausanne, attendant l’occasion d’un mariage profitable avec la fille, si possible unique, d’un propriétaire ou d’un négociant cossu ! » se dit-il, amer et las.
Seul dans la grande maison mise en ordre par Pernette, il se dirigea spontanément vers sa chambre d’autrefois, oubliant qu’il avait choisi d’occuper, désormais, celle du maître de maison. Il apprécia que Pierre Valeyres, le vieux bacouni, véritable maître Jacques de la famille, qui comprenait toujours tout à demi-mot, eût fait installer un grand lit et deux chevets tirés des greniers, le tout généreusement encaustiqué par Pernette. Sur la table, à destination de bureau, un bouquet de fleurs des champs égayait ce décor, dont l’austérité n’eût pas déplu à Guillaume Métaz.
Avant d’aller dormir sous le toit familial, Axel fit un tour sur la grande terrasse qui dominait le lac. La fontaine aux dauphins était muette et les massifs, bien que convenablement sarclés, restaient dépourvus de fleurs. Il se dirigea vers la gloriette, construite à l’angle nord de l’esplanade, en gravit les trois marches, alluma sa pipe et s’accouda à la balustrade. Un faible souffle de fraidieu, brise nocturne, ridait mollement le lac dont Axel retrouvait, avec un bonheur mêlé de mélancolie, la fraternité immuable et complice. « Tu verras, rien n’a changé ici depuis ton départ », avait dit Blanchod. Mais c’est un autre Axel que le vieux vigneron avait accueilli cet
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