Rive-Reine
par une machine de vingt-huit chevaux, qui avait fait le trajet de Livourne à Gênes en vingt-deux heures. Axel s’attendait plutôt à ce qu’un Italien lui posât des questions sur les mouvements révolutionnaires qui agitaient la péninsule. Il eut bientôt l’explication de l’intérêt porté par ce jeune homme à la navigation à vapeur. Le père de Giulio, qui venait d’envoyer ces informations, tenait un hôtel sur le port de Naples et pensait que les bateaux à vapeur étaient un sûr moyen de développer le tourisme. Il estimait, en revanche, que toutes les révolutions, d’où qu’elles vinssent, étaient préjudiciables au commerce ! Amateur de bel canto, le cocher vouait, comme beaucoup de nantis napolitains, une reconnaissance émue à Ferdinand I er , monarque absolu mais époux soumis de Marie-Caroline d’Autriche. Le roi de Naples et des Deux-Siciles, qui avait fait fusiller après un simulacre de procès son prédécesseur, le valeureux Joachim Murat, beau-frère de Napoléon, venait de reconstruire et décorer somptueu sement le théâtre San Carlo, incendié le 13 février 1816. Ce geste ne faisait pas pour autant oublier aux carbonari le refus autoritaire du Bourbon, ramené par Talleyrand et les Anglais, de respecter le calendrier des réformes sociales amorcées sous l’Empire. Depuis le commencement de l’année, la révolution fermentait et Axel avait appris à Venise que Ferdinand I er ne connaîtrait bientôt qu’une alternative : la Constitution ou la guerre civile !
Ce n’est qu’en apercevant, passé Cully et Rivaz au fil des côtes et des descentes, au pied d’une pente abrupte, le village de Saint-Saphorin, dont les maisons ocre se tiennent serrées comme les grains d’une grappe autour de son clocher trapu, qu’Axel eut le sentiment d’arriver chez lui. Il demanda une halte au temple. Le marguillier, qui balayait l’église, lui montra fièrement une pierre en forme d’autel, que les maçons avaient mise au jour quelques mois plus tôt, lors de la démolition d’un mur, et qui portait une inscription latine. L’ancien élève de Chantenoz n’eut aucun mal à traduire : « À la fortune de bon retour, Lucius Flavius Politianus a élevé cet autel. » Le Veveysan vit là un heureux présage. Lui qui, depuis des mois, ne priait plus imita ce Politianus, centurion romain ou magistrat, et remercia Dieu pour le bon retour qu’il lui accordait.
Le cocher fit un nouvel arrêt à la grande maison des Faverges, enclave de l’État de Fribourg 1 en terre vaudoise. Un verre de dézaley à la main, Axel fit quelques pas sur le chemin qui dominait le lac.
Sa ville lui apparut au loin, lovée dans la petite baie, entre Veveyse et Ognonaz, au-delà de la mosaïque irrégulière des parchets pentus, qui retenaient, tel un rayon de ruche dans ses alvéoles, la vigne précieuse. Dès lors, tandis que le cabriolet roulait bon train au bord du lac, il guetta, au flanc du mont Pèlerin, l’apparition du bosquet de châtaigniers, un des rares épargnés par les vignerons, qui abritait Belle-Ombre, son refuge d’élection. Avec sa terrasse à tonnelle et son toit de tuiles rousses, la petite maison haut perchée surgit enfin à un détour de la route, arche familière flottant sur la houle verte du vignoble. Il se promit d’y monter dès le lendemain.
Un peu plus tard, en franchissant le pont sur la Veveyse, Axel se souvint qu’il avait assisté, à l’âge de trois ans, sur les épaules de son père, à l’inauguration de cet ouvrage à une seule arche, alors présenté comme une prouesse technique. C’était son plus ancien souvenir conscient. Les flonflons, les oriflammes déployées, le défilé des pompiers et des cadets du collège avaient impressionné sa jeune mémoire. Il y pensait encore en passant devant la Grenette puis en traversant, en diagonale, la place du Marché pour enfiler la rue du Sauveur.
La grille aux pointes lancéolées de Rive-Reine était close quand il se présenta. Comme il s’interrogeait sur le moyen de pénétrer dans la maison, apparemment déserte, une fenêtre s’ouvrit au premier étage de la demeure d’en face. Il identifia sans peine une vieille femme du quartier, la mère Chatard, guetteuse attitrée et commère prolixe. Elle, en revanche, ne le reconnut pas.
– Y’a personne, mon p’tit monsieur. Les Métaz sont tous partis.
– Mais ils peuvent revenir, madame Chatard. Je suis Axel,
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