Rive-Reine
camarade communication des cours de droit naturel et de droit civil que son escapade vénitienne lui avait fait manquer et, travaillant ferme, obtint l’autorisation de se présenter avec les autres étudiants aux examens de fin d’année. Hébergé par sa mère pendant cette période studieuse, il ne s’évada que trois jours pour répondre à l’invitation pressante du banquier Laviron-Cottier, soucieux de régulariser la situation du successeur de Guillaume Métaz.
Lors de son arrivée à Genève, le 31 mai à la nuit tombée, il trouva, en descendant de la diligence, place Bel-Air, le quartier en effervescence. Des gens portant des lanternes marchaient, d’un pas résolu, vers le bastion de Hollande, un redan des fortifications faisant face, par-delà les tranchées, au quartier de la Coulouvrenière. S’agissait-il d’une émeute, d’une parade nocturne ou d’un incendie ? Poussé par la curiosité, Axel franchit la porte aux Lettres et emboîta le pas aux Genevois. Bientôt, un jeune homme l’informa.
– C’est un éléphant qui s’est évadé. On dit qu’ils ont réussi à l’enfermer dans le bastion de Hollande et que l’armée va intervenir, lança-t-il.
Cette phrase ranima pour Axel le souvenir du capitaine Giacomo Alboretti, son maître d’armes qui, à Venise, l’année précédente, avait abattu, à coups de canon, un éléphant furieux. En jouant des coudes, il finit par approcher du bastion, qui abritait, disait-on, des caissons d’artillerie. Les miliciens et les gendarmes s’efforçaient de tenir les badauds à distance, car le pachyderme donnait des signes inquiétants de nervosité. Après avoir renversé quelques caissons de munitions, l’animal s’amusa à faire tourner leurs roues comme s’il se fût agi d’une loterie foraine. Le public voyait là un spectacle de cirque et s’en égayait quand, abandonnant ce jeu, l’éléphant se mit à puiser dans les tas de boulets. Se saisissant très habilement des projectiles de six livres avec sa trompe, il commença à les expédier par-dessus les grilles en direction du public. Ce bombardement risquant à tout instant de faire des blessés, les curieux reculèrent, les femmes poussant des cris.
– On devrait l’enrôler dans l’artillerie. Il tire mieux et plus précis que nos canons ! ricana un cabinotier de Saint-Gervais.
Un gendarme, qui avait poursuivi l’éléphant depuis son évasion, racontait avec une évidente satisfaction ce qui s’était passé jusque-là.
– Cette grosse bête a été montrée en ville depuis le 15 mai, sans le moindre accident. Seulement, comme il prenait hier soir la route de Lausanne où il est attendu, l’éléphant, en passant Chantepoulet, s’est soudain mis en colère contre son cornac, qui s’est sauvé pour rentrer en ville. Et la grosse bête furieuse l’a suivi. Quand il est arrivé, en criant comme un perdu, sur la place Saint-Gervais, on nous a prévenus de la chose et nous l’avons trouvé couché sur un tas de sable, jonglant avec des pavés ! Dès qu’un de ses gardiens approchait, il grognait…
– Plus exactement, il barrissait, car l’éléphant ne grogne ni ne crie, il barrit, coupa un vieil homme.
– Ah ! bien. En tout cas, il faisait un vrai carnaval, je vous le dis, et si le capitaine avait pas défendu de le tirer, croyez-moi, on se serait pas fait prier, poursuivit le gendarme.
Le conteur fut relayé par un camarade :
– Dès que la nièce du propriétaire de l’animal est arrivée sur les lieux, la bête s’est calmée. En lui parlant et en lui donnant des friandises, c’est elle, M lle Garnier, qui a réussi à la conduire jusqu’ici et à la faire entrer dans le bastion. Elle est d’accord pour qu’on la mette à mort parce qu’elle a eu, à ce qu’on dit, les mêmes ennuis à Venise, avec un autre éléphant. Le syndic veut une décharge signée du propriétaire et on attend le docteur Mayor. C’est lui qui décidera de ce qu’on va faire.
« Ainsi, pensa Axel, cette famille de montreurs d’éléphants n’a pas de chance », et il regretta que le brave artilleur vénitien ne fût pas là pour renouveler l’exploit dont il s’était montré si fier. Quand le docteur François-Isaac Mayor, un savant célèbre à Genève, à qui on devait la fondation d’un musée d’Histoire naturelle que beaucoup de capitales européennes enviaient, arriva, la foule se fit silencieuse
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