Rive-Reine
et les informations coururent de bouche à oreille.
Le chirurgien choisit d’empoisonner l’éléphant, en lui faisant absorber de l’acide prussique dilué dans de l’eau-de-vie, breuvage dont il était grand amateur, au dire de M lle Garnier. Le pachyderme dégusta la mixture sans ressentir aucun malaise. Comme la nuit était fort avancée, le syndic pria le praticien d’en finir avant l’aube et le docteur Mayor prépara, dans trois grands bols, un brouet réputé fatal, à base d’acide arsénique et de miel. L’éléphant parut s’en délecter et même puiser de nouvelles forces dans le poison. Il enlaça un canon de sa trompe, menaçant de s’en servir comme d’une massue pour défoncer les grilles.
Axel constata que sa montre marquait cinq heures et que le jour se levait. Le syndic, soucieux de régler le sort de l’éléphant avant que toute la ville ne s’éveillât, opta, peut-être à l’instigation de M lle Garnier, pour la solution vénitienne. Une batterie d’artillerie fut convoquée et prit position devant le mur du bastion. Une brèche ayant été ouverte par les sapeurs, on y engagea la bouche de la pièce. Comme de l’autre côté de la palissade l’éléphant, animal d’un naturel curieux, approchait de la brèche puis s’en détournait, le canon tonna. Le pointeur genevois se révéla plus adroit que l’artilleur vénitien : un seul boulet suffit pour venir à bout de l’animal.
On sut bientôt que le projectile, tiré presque à bout portant, était entré derrière l’oreille droite pour ressortir derrière l’oreille gauche. Le pachyderme avait vacillé puis s’était abattu sans vie. Une exclamation sourde et quelques applaudissements, qu’Axel jugea déplacés, montèrent de la foule qui se dispersa au lever du soleil. Quelques badauds venaient de passer une nuit blanche, mais le spectacle, peu banal, de l’exécution au canon d’un éléphant allait alimenter pendant une semaine leurs conversations !
Axel apprit le lendemain par le journal que le docteur Mayor avait sollicité le concours de M. Bourdet, naturaliste, et de M. Vichet, élève de la fameuse École vétérinaire d’Alfort, pour préparer la naturalisation du pachyderme afin qu’il pût être, avec toutes les apparences de la vie, exposé au musée d’Histoire naturelle 10 . On sut bientôt que certains Genevois se régalaient de la viande de l’éléphant, sans tenir compte du risque que pouvaient faire courir à leur estomac les poisons vainement administrés à l’animal !
Cette distraction imprévue et le manque de sommeil ne détournèrent pas Axel du but unique de son voyage à Genève. Il se hâta, après une toilette rapide à l’hôtel de l’Écu, vers les bureaux du banquier de son père, Pierre-Antoine Laviron.
La maison de banque Laviron-Cottier, installée à la Corraterie, jouissait d’une réputation européenne et son évolution passait pour exemplaire de la banque genevoise.
Pierre-Antoine Laviron, âgé de quarante-huit ans, se plaisait à rappeler, à chaque occasion, que la banque fondée par son père en 1807 était une des plus anciennes de Genève, après la banque De Candolle, Mallet et C ie , le plus beau fleuron de la finance protestante genevoise, créée en 1805 11 . Cette année-là, Jacob-Michel-François de Candolle, frère du célèbre botaniste et neveu du fondateur de la Caisse d’épargne de Genève, s’était associé à Jacques-Henry Mallet, créant ainsi, avec trois commanditaires, Jean-Louis-Étienne Mallet, frère de Jacques-Henry, Paul Martin et Jean-Louis Falquet, une société au capital de 125 000 livres d’argent. En 1807, à la mort prématurée de Jacques-Henry Mallet, Candolle avait choisi comme nouvel associé Charles Turrettini-Necker. Ce dernier, conseiller d’État, maire de Cologny et colonel d’artillerie, avait épousé, en 1806, la fille de M me Necker-de Saussure, cousine de M me de Staël et nièce de Jacques Necker, le ministre des Finances de Louis XVI.
Comme les Laviron, ces financiers d’origine huguenote avaient acquis savoir et expérience dans les banques anglaises et les grandes maisons de commerce des Pays-Bas. Ils appartenaient à l’aristocratie des affaires, aux grandes familles genevoises qui avaient, de tout temps, fourni à la magistrature, au service militaire à l’étranger, à la diplomatie, à la vénérable Compagnie des pasteurs, à l’Académie, des
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