Rive-Reine
qu’étant enfant il lui arrivait de faire plusieurs pas sans toucher le sol des pieds ! ajouta-t-il.
– Goethe, qui reconnaît l’élément démoniaque chez certains êtres, assure que cette force se manifeste aussi bien d’une manière corporelle qu’incorporelle. Il voit cette disposition comme « une puissance opposée à l’ordre moral du monde » et qui porte des noms différents suivant les philosophies, les religions, les peuples.
– L’esprit raisonnable a du mal à accepter cette forme de possession, dit Axel, dubitatif.
– Goethe admet cette incapacité et l’explique en disant : « Le démoniaque, c’est ce qui est inconcevable par l’intelligence et par la raison. » Et il ajoute, humblement pour une fois : « Il ne fait pas partie de ma nature, mais je lui suis soumis. » Le poète considère Napoléon comme un génie asservi au démoniaque « énormément ». Et rappelle-toi que les Grecs tenaient les créatures démoniaques pour des demi-dieux.
Chantenoz était à son affaire. Retrouvant le ton professoral, il développa, en pédagogue, la théorie goethéenne, démontrant que l’élément démoniaque, énergie tantôt positive, tantôt négative, peut se manifester aussi bien chez les êtres que dans les faits.
– Quand Flora Baldini intervint auprès du général Fontsalte, lors de la fête des Vignerons, le 6 août 1819, et quand, sous l’empire de la boisson, je me suis laissé aller, le même jour, à la dénonciation scandaleuse qui a bouleversé plusieurs vies, dont la tienne, nous étions, elle et moi, sous l’empire du daimôn – il épela le mot en grec pour éviter toute confusion – qui n’est pas le diable des Enfers, ni Méphistophélès, ni le Malin inspirateur du mal, avatars divers du père fouettard des papistes, mais le génie, l’esprit intermédiaire entre la divinité et les hommes.
Et Chantenoz ajouta, sans modestie, ce qui fit sourire Axel, qu’il y avait donc en lui, comme chez tout poète, une puissance démoniaque latente.
– Chez Byron, par exemple, l’élément démoniaque fait qu’aucune femme ne lui résiste, même pas sa sœur Augusta !
– Serais-je donc lavé du péché d’inceste ? dit Axel en riant.
– Seules la religion et la morale condamnent les demi-frères incestueux, Axel. Mais assez parlé de tes turpitudes, réelles ou supposées. Ta mère, comment va-t-elle ?
Axel expliqua que Charlotte se comportait avec dignité, que ses rapports avec Blaise de Fontsalte restaient entourés de la même discrétion qu’au temps où personne n’en soupçonnait l’existence.
– Ah ! Charlotte ! Elle fut aussi prudente qu’habile. Elle sut comme Faustina, l’épouse de Marc Aurèle, dissimuler ses frasques, pendant vingt ans, à son époux. Guillaume, tel le Romain, avait en sa femme une confiance béate et tendre. M me Dacier 21 , la fameuse traductrice d’Homère, disait : « Les maris seront toujours trompés, chaque fois que leurs épouses se donneront la peine de dissimuler. » Fais ton profit de cette constatation, car, quoi qu’on dise, Amor omnibus idem 22 !
– Maintenant, parlons de vous, dit Axel, qui ne souhaitait pas poursuivre sur le sujet.
– J’enseigne, ou plutôt je tente d’enseigner, la philosophie et son histoire aux élèves d’un collège privé qui reçoit beaucoup d’étrangers. L’Académie de Genève m’est interdite, tu t’en doutes, car c’est encore la vénérable Compagnie des pasteurs qui fait la loi, dans l’enseignement comme en politique. Mon irréligion notoire révulse les universitaires et les conseillers. Mais je m’accommode fort bien de ma solitude. Je fréquente beaucoup la Société de Lecture, fondée par Pyramus de Candolle en 1818. Il faudra que je t’y introduise. Elle occupe un étage de l’ancien hôtel des Résidents de France, rue de la Cité 23 . C’est une institution libre, présidée par le professeur Jacob-Elisée Cellérier. Je m’y rends souvent pour lire journaux et revues, jouer aux échecs, entendre des conférenciers, fureter dans la bibliothèque, qui compte plus de six mille volumes. J’y rencontre des intellectuels et des savants, suisses et étrangers. Tout le gratin intellectuel de l’Europe y est admis… sauf les femmes !
De confidences en digressions, de souvenirs en considérations philosophiques, la nuit s’écoula jusqu’à ce que l’aube laiteuse
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