Rive-Reine

Buonarroti. Mais cet incorrigible terroriste ne s’assagit pas pour autant. En 1812, il tenta de soulever Grenoble contre l’empereur, ce qui l’obligea à se réfugier en Suisse, où il poursuit ses menées, utopiques mais subversives, contre toute société organisée. C’est un homme dangereux, comme tous les gens qui croient, de bonne foi, détenir la vérité et le moyen d’assurer le bonheur des humains. Méfiez-vous de lui !
     
    – Je l’ai déjà rencontré sur la Treille. Votre ami le général Chaslin a dû vous le dire. Buonarroti m’a laissé l’impression d’un vieil homme sage et déterminé, un peu rogue, dit Axel.
     
    – Ce révolutionnaire professionnel est cependant des plus fumeux et des moins attentif au sort de ses amis. C’est un jacobin attardé. Il admire tellement Robespierre, qu’il signe sans vergogne Maximilien. Il serait l’un des Sublimes Maîtres Parfaits de la secte des Illuminés de Bavière. Celle-ci, dissoute par le gouvernement bavarois, poursuit néanmoins ses activités souterraines, qui vont bien au-delà de la libération des peuples opprimés. Elle a pour vocation, comme les babouvistes, la conspiration révolutionnaire à l’échelle mondiale, la destruction de la propriété privée, de la religion et de ce que ses adeptes nomment « les formes sociales superstitieuses telles que le mariage ». Les Illuminés, hors-la-loi mystiques, et à l’occasion sanguinaires, se cachent souvent derrière la franc-maçonnerie, société philosophique honorable, qui, sans toujours le savoir, sert de paravent à un mouvement anarchiste. D’ailleurs, notre Buonarotti, accueilli à la loge genevoise des Anciens Réunis, vient de réanimer la loge des Amis Sincères, qui verse cotisation au Grand Orient de France. Il s’est aussi introduit au club Saint-François de Lausanne, que fréquentent le landammann Muret et le général de La Harpe, personnalités très estimables. Je puis même vous dire que se trouve actuellement à Lausanne un certain Giachino Prati, que Buonarroti a chargé de créer ce qu’on nomme en jargon carbonaro une vente , c’est-à-dire une section rassemblant vingt affiliés.
     
    Axel, que ces révélations intéressaient au plus haut point, relança la conversation :
     
    – Ces carbonari, dont j’entends parler depuis mon séjour à Venise, quels sont-ils en vérité ? Adrienne a été très discrète à leur sujet.
     
    – Ce sont souvent de braves gens, mais pas toujours des gens braves, commença le général, avant de se lancer dans l’histoire du mouvement révolutionnaire.
     
    Axel apprit ainsi que cette société politique clandestine avait été formée en Italie du Sud dès 1807. Elle avait pour but, à l’origine, l’expulsion de l’occupant étranger et l’établissement d’un gouvernement démocratique. L’ancien officier du service des Affaires secrètes et des Reconnaissances connaissait tout de la charbonnerie.
     
    – Ses premiers adeptes furent des libéraux napolitains réfugiés, après 1799, dans les forêts des Abruzzes. Ils vivaient de la fabrication du charbon de bois, d’où leur nom de charbonniers, carbonari en italien, dit Fontsalte. Nous avons eu affaire à ces gens lors des deux campagnes d’Italie, car ils luttaient contre Bonaparte et les Français, sans comprendre que nos armées étaient celles de la révolution qu’ils voulaient eux-mêmes déclencher contre leurs princes oppresseurs. Plus tard, quand Bonaparte se fit proclamer empereur et que la France établit son autorité en Italie, les carbonari napolitains devinrent de farouches nationalistes. Leur chef, Capobianco, soutint, contre Murat, dont les idées libérales étaient connues, la cause de Ferdinand IV, le despote qu’il avait jusque-là combattu. Depuis la chute de l’Empire, ils semblent avoir compris de quel côté est le progrès. Ils se rebellent contre les monarques qui se partagent l’Italie, les Habsbourg qui tiennent Piémont, Lombardie, Vénétie et Ligurie, les Bourbons rétablis à Naples et dans les Deux-Siciles, et même contre le pape !
     
    – J’ai lu quelque part que Metternich avait dit : « L’Italie est une expression purement géographique », observa Axel.
     
    – La division de la péninsule en plusieurs royaumes et principautés est artificielle. Le but des libéraux italiens est l’unité de l’Italie et l’avènement de la république. Alessandro Manzoni, l’écrivain qui a autrefois