Rive-Reine
fît prendre conscience aux deux bavards du temps écoulé. Trois bouteilles de faverges gisaient, vides, sur le parquet et l’atmosphère de la chambre, bleuie par la fumée des pipes, était devenue irrespirable.
– Allons prendre l’air frais et nous sustenter avec quelques filets de perchettes. À cette heure-là, on sert les meilleurs à la taverne du Molard. J’y suis connu et le café y est aussi bon que le vin blanc, proposa le professeur.
Après la collation, Chantenoz tint à faire un bout de conduite à Axel Métaz qui, après cette nuit blanche, voulait regagner l’auberge de la Roseraie pour faire toilette et préparer ses bagages. Vint le moment de la séparation. Axel prit son précepteur aux épaules.
– Je souhaite, Martin, que vous reveniez à Rive-Reine, que vous rencontriez ma mère, que vous repreniez votre place dans ce que les Veveysans appelaient autrefois le cercle Métaz.
– Comment cela peut-il se faire, Axel ? Que diront les gens ? Je serais gêné et toi aussi ! Et puis, Guillaume…
– Mon père putatif – il faut bien l’appeler ainsi – refait sa vie en Amérique. Je suis le maître à Rive-Reine, Martin, et personne ne trouve à redire à ce que je décide. Viendrez-vous ?
– Il faudrait une occasion, concéda Martin timidement.
– Nous la trouverons, faites-moi confiance, conclut Axel avec autorité en lui serrant la main.
Les retrouvailles avec Chantenoz ne compensaient pas la fuite d’Adrienne, mais le jeune Vaudois y puisait réconfort et cet apaisement qu’apportent les réconciliations sincères. Il se promit, dès que le divorce de ses parents serait prononcé, de tout mettre en œuvre pour reconstituer à Rive-Reine une atmosphère familiale. C’est dans cet esprit qu’ayant réglé sa note et fait charger ses bagages dans le coupé d’Adrienne, maintenant attelé d’un cheval de poste, il se rendit au café Papon, pour rencontrer le général Fontsalte.
En entrant dans le café, il se dirigeait vers le coin des grognards rassemblés près de la cheminée, quand M. Papon le retint par la manche.
– Vous êtes attendu à la salle du haut, monsieur.
Axel remercia et gravit l’escalier. Assis à une table, devant un bol de café, se tenait Blaise de Fontsalte. Le général, dont les cheveux, bouclés et drus, commençaient à grisonner, avait encore belle prestance dans une redingote bleu de nuit, ouverte sur un gilet de piqué bleu clair. Une large cravate de soie blanche, retenue par une épingle couronnée d’un saphir, complétait sa mise élégante. L’insigne de commandeur de la Légion d’honneur éclairait le revers du vêtement. Si Axel s’était attendu à un accueil souriant, il eût été déçu. Les traits de Blaise demeurèrent figés. Son seul geste fut d’indiquer une chaise au jeune homme. Ce dernier salua d’un « Bonjour, monsieur » cérémonieux et prit place. Axel ne put se défendre d’une certaine émotion, aussitôt maîtrisée, en reconnaissant dans le regard vairon de l’officier son propre regard et celui d’Adrienne, sa maîtresse vagabonde. Cette similitude ophtalmique, plus que le sang, créait entre eux une étrange communauté.
– Vous avez souhaité me rencontrer, dit le général en troussant sa moustache.
– J’ai un pli à vous remettre, répliqua, sur le même ton, Axel en tirant de sa poche l’enveloppe confiée par Adry.
– Et qui vous a chargé de cette commission ? demanda Fontsalte en prenant la lettre pour la poser sur la table.
– Votre fille, monsieur.
Seul un mouvement des sourcils indiqua l’étonnement du général.
– Vous avez vu Adriana ! Vous avez plus de chance que moi. Je suis sans nouvelles d’elle depuis deux ans, dit Blaise sèchement.
– Elle était à Genève hier et souhaitait vous rencontrer, mais elle a dû quitter la Suisse précipitamment, sans me laisser d’adresse, expliqua Axel.
– Adriana est de nature fugueuse, comme sa mère. Mais, dites-moi, où et comment l’avez-vous rencontrée ? demanda Fontsalte, soudain plus courtois.
La franchise était chez Axel une vertu naturelle. Il ne se fit pas prier pour raconter qu’il s’était mis, par simple curiosité, à la recherche de la demi-sœur dont le général lui avait révélé l’existence, lors du seul entretien qu’ils avaient eu, à Vevey, en août 1819, deux ans plus tôt. Le Vaudois
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