Romandie
trouva, après quelques
hésitations, les accords lyriques qui donnèrent soudain une ampleur nouvelle à
cet air slave que tous reprirent. Et cela jusqu’à ce que l’harmonieux fracas, qui
faisait tinter les pendeloques du lustre, devînt l’irrésistible friska, le mouvement
final frénétique de la csardas. Quand la musique cessa sur une envolée aiguë, tirée
de la chanterelle du violon, tous firent une ovation à Lazlo. Le Tsigane, comédien
comblé, s’inclina, ému et ravi.
Blaise fit donner des coupes aux interprètes et leur servit
lui-même le champagne.
— Que 1834 soit pour vous tous une heureuse année, dit
le général en levant son verre.
Ainsi surgit, pour Axel, dans la paisible célébration
familiale, le souvenir héroïque et trouble d’Adriana.
2
Le samedi 25 janvier 1834, alors que la bise noire au
souffle glacé, redoutée des Genevois, s’engouffrait en hurlant dans les rues de
la ville, les époux Métaz, accompagnés des Fontsalte et des Chantenoz, débarquèrent
du Winkelried. Depuis le départ de Vevey, les trois femmes et Martin Chantenoz,
lui aussi très frileux, n’avaient pas quitté le salon du vapeur. Le général
Fontsalte, emmitouflé dans un vieux manteau de guérite à capuchon, et Axel, vêtu
de la houppelande dont il s’enveloppait quand il traversait le lac pour se
rendre, l’hiver, aux carrières de Meillerie, avaient été les seuls passagers à
se risquer sur le pont. Le grand puzzle des parchets pentus, couverts de neige
entre les murets de pierres sèches, et, au loin, les montagnes d’une blancheur
éblouissante sous le soleil d’hiver constituaient un spectacle dont Axel ne se
lassait pas.
— Ces deux-là ont toujours des choses à se dire, commenta
Charlotte, ravie de l’intimité établie entre son mari et son fils, en désignant
les silhouettes à travers la vitre embuée.
Les trois couples répondaient à une invitation de
Pierre-Antoine et Anaïs Laviron, à l’occasion de la création, à Genève, de Guillaume
Tell, le dernier opéra de Gioacchino Rossini.
Cette œuvre, jouée pour la première fois à Paris, le 3 août
1829, avait aussitôt fait oublier tous les ouvrages lyriques qui, sur le même
sujet, l’avaient précédée, y compris la partition, cependant brillante, de
Grétry. La musique de Rossini, ample, émouvante, majestueuse, sorte de
pastorale héroïque, et les airs – fort bien chantés par les artistes
locaux, MM. Martin, Rodel et M me Dorsan – éblouirent,
le soir même, les invités des Laviron.
Il n’en fut pas de même du livret, signé par MM. Pierre
Baour-Lormian de Jouy, de l’Académie française, et Hippolyte Bis. Bon nombre de
spectateurs, mélomanes attentifs et patriotes, émirent des critiques que l’on
retrouva, les jours suivants, dans le Fédéral et le Journal de Genève.
Lors du souper donné par les Laviron après la représentation,
dans leur hôtel de la rue des Granges, Martin Chantenoz se complut à souligner
les ajouts grotesques et les suppressions coupables qui, d’après lui, transformaient
l’exploit fameux et édifiant de l’archer en un vaudeville pompeux !
— Pourquoi donc ces buveurs de lune ne se sont-ils pas
contentés de suivre Schiller ? Pourquoi faire du vieux patriote Melchtal l’amoureux
transi de la pupille de l’affreux Gessler ? Ah ! ces Français ! Sans
intrigue amoureuse, pas de théâtre ! s’écria-t-il, alors qu’on servait le
dessert.
M. Laviron, quoique moins véhément que le professeur, partageait
ses réserves.
— Comme vous, je condamne les libertés prises par ces
auteurs avec ce que nous croyons, depuis l’enfance, être l’histoire de Tell, risquant
la vie de son petit garçon « pour que la Suisse vive ». Ainsi, pourquoi
ont-ils voulu que Tell eût été présent au Grütli, lors du serment du mois d’août 1291 ?
s’étonna M. Laviron.
— Nos ravageurs ont tout simplement remplacé l’un des
délégués des trois cantons fondateurs, que nous connaissons – Rodolphe
Stauffacher, de Schwyz –, par Guillaume Tell ! C’est un peu fort !
Non ? s’indigna Chantenoz.
— Mon grand-père avait assisté, en 1766, à Paris, à la
tragédie Guillaume Tell, portée au théâtre par un certain Antoine Lemierre.
Il gardait de cette soirée un souvenir extraordinaire. Les Français de ce
temps-là avaient plus de respect qu’aujourd’hui pour l’histoire suisse, grommela
le banquier.
Anaïs Laviron, dont
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