Romandie
c’était la première sortie au théâtre
depuis la mort de ses enfants, interrompit ces considérations. Il n’était pas
décent pour une maîtresse de maison de laisser accabler, même s’ils le
méritaient, des librettistes français ignorants, alors qu’elle recevait à sa
table un de leurs plus glorieux compatriotes, le général Fontsalte.
— Pourquoi quelques trublions ont-ils éprouvé le besoin
de siffler une ou deux fois M me Dorsan ? Elle a fort bien
chanté son rôle, n’est-ce pas ? demanda-t-elle pour faire diversion.
— Son jeu m’a paru froid et ennuyeux. On avait l’impression
qu’elle boudait, expliqua Charlotte.
— C’est une capricieuse, tout le monde le sait. Quand
elle ne tient pas le premier rôle, elle ne fait aucun effort scénique. Elle
chante et chante bien, c’est tout, dit Chantenoz.
— Elle ne peut tout de même pas jouer Guillaume Tell !
dit Fontsalte.
— Mais elle peut certainement, à défaut de la flèche, vous
offrir la pomme… si vous y mettez le prix, lança Chantenoz, un peu grivois.
Bien décidée à modifier le cours de la conversation, M me Laviron
adressa un regard à Charlotte et choisit un sujet qu’elle avait déjà abordé
tête à tête avec M me de Fontsalte : la présence à
Genève d’un auteur français plus estimable que les librettistes mis en cause,
M. Honoré de Balzac.
Dès qu’elle eut prononcé le nom de l’écrivain, les apartés
cessèrent et les convives se penchèrent, attentifs, pour recueillir les propos
de la femme du banquier. Tous savaient les Laviron familiers des Candolle, et
les journaux avaient évoqué, quelques jours plus tôt, les entretiens de l’écrivain
et du botaniste de réputation universelle.
— Le 21 janvier, nous avons rencontré Balzac, chez
Candolle. C’est un homme drôle, jovial, bavard, tout à fait agréable. Il a une
imagination extrêmement vive et même, d’après Pyramus, un peu « déréglée ».
Notre savant a reçu plusieurs fois, ces temps-ci, M. de Balzac, qui l’a
interrogé sur la flore scandinave, celle de la Norvège principalement, parce qu’il
est en train d’écrire un livre…
— … qui d’après Pyramus prétend à la haute philosophie,
à mi-chemin entre Swedenborg et Saint-Simon, précisa M. Laviron, coupant
la parole à sa femme.
— Diable ! fit Chantenoz, étonné.
— Oui. Et il appellera son livre Séraphita. N’est-ce
pas un beau titre ? reprit Anaïs, sans tenir compte de l’interruption.
— Parlez-nous plutôt de ses amours. C’est si romantique,
d’après ce que vous avez esquissé tout à l’heure à l’entracte, demanda
Charlotte.
M me de Fontsalte se délectait des
romans de Balzac. Elle venait tout juste d’achever la lecture de Louis Lambert et du Médecin de campagne.
— Ah, Pierre-Antoine et moi nous étions un peu gênés, l’autre
après-midi, au thé, chez Candolle. Pensez donc, M. de Balzac
accompagnait le maréchal Wenceslas Hanski et son épouse [13] , dont nous avons
appris, par hasard, les bontés coupables qu’elle a pour l’écrivain français. Bien
sûr, cette femme superbe a vingt-deux ans de moins que son souffreteux mari, mais
est-ce une raison pour se conduire comme une gourgandine ?
— Comment ça ? Racontez, ne nous faites pas
languir ! insista Martin Chantenoz.
— Eh bien, tout ce que je sais, je l’ai appris d’une
jeune parente de Lirette. Lirette, c’est Henriette Borel, une Neuchâtelloise d’excellente
famille, qui a été l’institutrice de M me Hanska, avant de devenir
celle de sa fille, Anna. Or, toute cette affaire d’amour a commencé, il y a
plus de deux ans, par correspondance, entre M. de Balzac et l’épouse
du noble maréchal. Comme elle s’ennuyait ferme au milieu des rustres, dans son
château de Wierzchownia, en Ukraine, M me Hanska, qui a une très
bonne instruction, lisait des romans français. Entre autres, ceux de M. de Balzac,
qui l’enthousiasmèrent au point qu’elle écrivit une lettre à l’écrivain pour
dire son admiration. Mais cela sans donner son nom. En signant simplement l’Étrangère…
— Mon Dieu, comme c’est poétique, ne put retenir Aricie.
— Oui. N’est-ce pas. Ce procédé enflamma l’imagination
du romancier qui voulut connaître sa mystérieuse admiratrice. Il mit, comme
elle le lui demandait, paraît-il, une annonce dans la Quotidienne, un
journal français vendu en Russie. Elle tenait à savoir si
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