Romandie
le message avait bien
atteint son destinataire.
— Et la dame, à des centaines de lieues de Paris, guetta
l’annonce… et la lut ! Mais c’est d’un romanesque achevé ! s’exclama
Charlotte émoustillée.
— Vous voyez juste, chère amie. Je n’ai pas de détails
sur la façon dont se développa ensuite cette liaison épistolaire. Je sais
seulement que M me Hanska commit l’imprudence de révéler sa position.
Ce qui devait rester un jeu devint ainsi un péché ! conclut M me Laviron
en pinçant les lèvres.
— Il ne peut y avoir péché avant… consommation, observa
Aricie.
— Mais la consommation a eu lieu depuis peu ! Et à
Genève, ajouta, l’air entendu, M me Laviron, enchantée de tenir
son auditoire en haleine.
— Achevez notre instruction, chère madame, dit
Chantenoz, emphatique et un tantinet moqueur.
— On s’écrivit beaucoup, pendant des mois, sans doute
avec passion. La bonne Lirette servait de relais, recevait sous double
enveloppe les lettres de M. de Balzac, qu’elle transmettait
discrètement, compléta Anaïs Laviron.
— Et ils ont fini par se donner rendez-vous en Suisse ?
avança Aricie, avide de connaître la suite.
— C’est ça. Au commencement de l’été dernier les Hanski,
en grand équipage – ils traînent avec eux une véritable petite cour –,
ont décidé de visiter l’Italie, mais en passant par Neuchâtel afin que Lirette –
mais ce ne devait être qu’un prétexte ! – pût rendre visite à sa
famille. Il faut vous dire que Lirette est une protestante convertie au catholicisme
et sa cousine m’a dit qu’elle ne veut pas retourner en Russie. Elle désire, paraît-il,
se faire religieuse contemplative en France [14] ,
ajouta M me Laviron.
— Il y a là tous les ingrédients d’un vrai roman, constata
Chantenoz, l’œil brillant : la belle Russe, le vieux mari, l’amant de cœur
lointain, l’institutrice complice mais portée au mysticisme ! Et quel décor !
Les forêts et les plaines à blé d’Ukraine, les étés brûlants, les hivers glacés,
les courses en troïka sur la neige, les moujiks barbus, et pour finir, la fuite
dans une berline poussiéreuse, roulant à travers l’Europe, vers la cité de
Calvin, où sera consommé l’adultère longtemps désiré, tandis que la Cloche des
heures comptera les chiches moments dévolus aux amants cachés !
— Assez peu cachés à l’hôtel de l’Arc, tenu par la
chaste M me Bioley, crut bon de préciser le banquier, qui
connaissait par l’hôtelière, sa cliente, la présence de Balzac à Genève.
Cependant, les choses ne s’étaient pas passées aussi simplement
que Martin Chantenoz l’imaginait. M me Laviron, jamais aussi
prolixe que lorsqu’elle tenait à répandre une bonne histoire de cocuage, ajouta
une dose romanesque qui fit se pâmer Charlotte et Aricie.
— C’est à Neuchâtel, où les Hanski étaient arrivés en
juillet, et non à Genève, que Balzac a rencontré pour la première fois M me Hanska.
Sans doute par l’intermédiaire de Lirette avait-on pris discrètement
rendez-vous, le 26 septembre, sur la promenade, au bord du lac, entre une
heure et quatre heures, précisa la femme du banquier, très informée.
— Mais ils ne se connaissaient pas ! observa Élise
Métaz, jusque-là silencieuse.
L’épouse d’Axel, fille de pasteur, appréciait peu l’intérêt
porté par des gens intelligents à des ragots, qu’elle jugeait plus scandaleux
que divertissants.
— Non, certes, mais ceux qui s’aiment sans s’être
jamais vus se reconnaissent au premier regard, dit Aricie, avec un
attendrissement qui fit sourire l’assemblée.
— C’est exactement ce qu’il advint. M. de Balzac
se dirigea, paraît-il sans hésiter, vers l’inconnue, assise sur un banc. Quand
il découvrit qu’elle lisait un de ses livres, il n’eut plus de doute et se
présenta.
— Et alors ? demanda vivement Charlotte.
— Eh bien, le même soir, M me Hanska, avec
un bel aplomb, produisit M. de Balzac devant son mari comme une
flatteuse relation mondaine. Ce qui fut aussitôt admis, compléta M me Laviron.
— Beaucoup de gens voudraient avoir dans leurs
relations un grand écrivain, dit Charlotte, comme pour excuser l’audace de l’Ukrainienne.
— D’après ce que Lirette a rapporté à sa cousine, M me Hanska
ne trouva pas à son amoureux un physique très séduisant mais elle ne tarit pas
d’éloges sur son esprit,
Weitere Kostenlose Bücher