Romandie
ne lui inspirait confiance, surtout pas Mazzini, une sorte d’illuminé
qui déclarait, péremptoire : « Le peuple est le seul interprète
collectif et continu de la loi de Dieu [5] » Ce Génois de vingt-cinq ans avait déjà une longue carrière de doctrinaire
révolutionnaire derrière lui. Orgueilleux, plein d’afféterie sous des dehors
modestes, porté au mysticisme, littérateur se voulant homme d’action, il
jugeait ses anciens compagnons carbonari puérils, palabreurs, peu combatifs. Il
poursuivait, depuis l’adolescence, le rêve flou d’une société nouvelle, tantôt
patronnée par des princes éclairés et des rois réformateurs, tantôt strictement
républicaine et socialiste. Religieux fluctuant il s’appuyait un jour sur les
catholiques, le lendemain sur les protestants, cultivait à Genève les
sectateurs du Réveil, et cela avec des hésitations et des opportunismes d’hérétique !
Cependant, la plupart de ceux qui l’approchaient étaient subjugués par son
esprit, son savoir, le charme incontestable de sa personne, sa toison léonine
de héros romantique, son éloquence onctueuse. Ne disait-on pas, à Lausanne, qu’une
des filles du colonel Louis-Marc-François Begoz, ancien officier de la Grande
Armée, était amoureuse de lui [6] ? Certains de
ses adeptes, les plus téméraires, appliquant à la lettre ses théories
activistes, s’étaient engagés dans le terrorisme. Auteurs d’actes criminels, sans
réelle portée politique, ils avaient payé de leur liberté, parfois de leur vie,
un dévouement naïf et pieux à ce promoteur de la révolution universelle. Pendant
ce temps, Mazzini, à l’abri des frontières suisses, continuait à fulminer
contre des tyrans qui ne pouvaient pas l’atteindre !
Quant au général Ramorino, Blaise de Fontsalte le tenait
pour un officier courageux, ambitieux, maladroit au commandement et piètre
stratège. Aussi, la réponse qu’il adressa, après un temps de réflexion courtois,
au colonel Golewski, ne put que décevoir le noble polonais.
— Que vous ayez porté votre choix sur le vieil homme
que je suis, colonel, me flatte. Cependant, ne prenez pas mon refus comme
réflexe de lassitude. Plus jeune de vingt ans, je refuserais aussi de me lancer
dans une aventure qui n’a aucune chance d’aboutir. Attaquer la Savoie pour
abattre le gouvernement de Turin, révolutionner l’Italie et faire avancer la
libération de votre chère Pologne, me paraît relever de la pure utopie. La
Savoie est séparée de l’Italie elle-même par la chaîne des Alpes et n’appartient
que par traité à un prince italien. Je crois reconnaître, dans l’action
projetée, une nouvelle manifestation aberrante de la stratégie de M. Mazzini.
Même si vous parvenez à mettre sur pied cette expédition, même si vous trouvez
des barques pour passer le lac, ne vous attendez pas à être accueilli à bras
ouverts par les paysans savoyards, ou savoisiens, comme on dit ici. Ce sont des
gens de bon sens, circonspects et économes, comme nos Vaudois. Jouissant de
bonnes franchises, ils se soucieront peu de s’attirer les foudres d’un
souverain lointain et, somme toute, assez tolérant. La Pologne est à l’autre
bout de l’Europe… mais la zone franche sarde, obtenue par Charles-Albert en
1816, est en face de chez eux ! Elle permet aux Savoyards de commercer
librement – et de manière profitable – avec Genève et Lausanne. Ne l’oubliez
pas, même si quelques jacobins attardés rêvent de révolution, en Savoie comme
ailleurs !
Le colonel s’inclina, sans oser insister. Les arguments
développés par le général Fontsalte avaient déjà été soulevés par certains de
ses amis. S’étant engagé auprès de Mazzini, il ne pouvait cependant renoncer à
l’expédition sans passer pour un pleutre.
— Je combattrai le bon combat, j’achèverai la course, je
garderai la foi, dit l’officier, citant, au futur, la phrase lancée, au passé, par
saint Paul à Timothée.
— C’est tout à votre honneur, colonel. Cependant, je
dois vous mettre en garde. Votre projet d’expédition contre la Savoie est un
secret de Polichinelle. Il se trouve que mon ami le général Ribeyre et moi-même
sommes assez bien renseignés, par les bonapartistes résidant à Genève, sur l’activité
en Suisse des révolutionnaires exilés. Ainsi, nous avons eu connaissance, dès
le mois de mars, de la réunion des chefs du mouvement Jeune Italie à Locarno, en
Suisse
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