Romandie

réfugiés en Suisse depuis avril dernier. Nous sommes
un certain nombre à nous être battus avec vous, dans l’armée de l’empereur, pour
libérer notre pays de l’emprise russe et, après la fin tragique de Napoléon, nous
nous sommes engagés dans l’armée du nouveau royaume polonais. En 1830 et 1831, nous
avons mené une insurrection contre les Russes. Nous avons eu tort, nous autres
aristocrates, de négliger l’aide que les paysans auraient pu nous apporter. Certains
des nôtres entendaient, certes, chasser les Russes mais voulaient maintenir en
Pologne une société féodale pour conserver des privilèges seigneuriaux surannés.
J’étais de ceux qui militaient, au contraire, pour une société plus libérale, s’inspirant
des trois principes de votre Révolution : liberté, égalité, fraternité. Mais
il fallait d’abord nous unir pour chasser les Russes. Comme vous le savez, nous
avons été battus, condamnés à l’exil. La Pologne a été abandonnée à ceux que
nous appelons millénaristes, ceux qui n’imaginent pas une nation polonaise
autre que parlant russe et alliée du tsar.
    — Je sais tout cela, colonel. Je sais aussi que le
canton de Berne a accueilli quatre cent trente-huit de vos camarades, qui
entendaient prêter main-forte au soulèvement étudiant de Francfort, dit Fontsalte,
qui savait à quoi s’en tenir sur la propension des Polonais à en découdre à
tout propos.
    — Nous pensions être utiles aux peuples d’Allemagne, en
même temps qu’à notre patrie. Notre combat est le leur, général, comme il est
celui des Piémontais et des Savoyards contre Charles-Albert, roi de
Piémont-Sardaigne, et ses alliés autrichiens, oppresseurs de l’Italie. Vous
savez que nous avons constitué en Suisse une Sainte Légion. En attendant de
pouvoir reconquérir notre patrie polonaise, nous sommes prêts à combattre, partout,
les princes de la Sainte-Alliance, alliés du tsar. C’est d’ailleurs l’objet de
ma visite, d’abord pour vous informer confidentiellement que se prépare, à
partir des cantons de Vaud et de Genève, une importante expédition contre la Savoie,
ensuite vous demander, vous qui avez servi Bonaparte contre les tyrans, de
participer à notre action en qualité de chef d’état-major.
    Rompu au commerce des idéalistes et agitateurs de toute
obédience, Blaise de Fontsalte dissimula, sans effort apparent, son étonnement.
    — Et qui a eu l’idée de cette expédition contre la
Savoie ? Vous n’ignorez pas que les Vaudois et les Genevois ont des
relations commerciales quasi quotidiennes avec les Savoyards, colonel ?
    — Les Savoyards subissent le joug de Charles-Albert et
ne demandent qu’à se révolter, général.
    — En êtes-vous bien sûr ? risqua Fontsalte.
    L’officier polonais négligea l’intervention.
    — Le promoteur de l’idée est M. Giuseppe Mazzini, fondateur
du mouvement Jeune Italie. Il se trouve présentement à Genève, le gouvernement
français l’ayant prié de quitter Paris. C’est le chef d’un comité d’insurrection,
créé en octobre, qui comprend des gens estimables, comme Louis-Amédée Mélégari,
condamné à mort par les Autrichiens et réfugié à Lausanne, Augustin Ruffini, le
chef carbonaro, l’architecte Frédéric Pescantini [3] et, aussi, des
Suisses, comme le jeune radical genevois Antoine-Désiré Carteret [4] .
À Genève, M. James Fazy, le chef des radicaux, propriétaire du journal le
Fédéral, est prêt à soutenir M. Mazzini, qu’il connaît bien. Le comité
a obtenu le concours spontané des Italiens réfugiés au Tessin, mais M. Mazzini
reconnaît qu’on ne peut rien tenter sans l’assistance de militaires
expérimentés. C’est pourquoi il a sollicité notre adhésion. Après nous être
concertés nous avons décidé de joindre nos forces à celles des républicains qui
luttent contre les despotes de la Sainte-Alliance. Des Allemands, qui ont déjà
participé à des insurrections, sont aussi de la partie avec quelques Français. Enfin,
c’est le général piémontais, naturalisé polonais, Girolamo Ramorino, formé au
Prytanée militaire de La Flèche, en France, qui participa à toutes les campagnes
de l’Empire, puis anima l’insurrection de Bologne avant de venir en Pologne
soutenir la nôtre, en 1831, qui commandera l’expédition. Elle devrait être
forte de plus de mille deux cents hommes.
    Fontsalte connaissait la plupart des agitateurs cités par le
colonel et aucun