Sachso
nous entendons avec le chef du block, Hasenjäger, vieux communiste de Hambourg arrêté depuis 1933, afin de marquer spécialement cette fête. En particulier, alors que les Tchèques subissent une oppression renforcée, nous voulons exprimer l’amitié franco-tchécoslovaque ébranlée par Munich. Nous avons de bons amis tchèques, dont Willy Sarkadi, de Prague (il sera tué au bombardement d’avril 1944), qui est violoniste. Nous mettons de côté, autant que le permet notre faim permanente, quelques denrées et les “bons Heinkel” pour avoir de la bière, pas de la Pilsen, de la bibine !
« Pour évoquer le drapeau tchèque, les peintres du hall font deux bandes tricolores destinées à décorer le block et essayent en les rapprochant de suggérer le triangle bleu de l’emblème interdit par les nazis. Las ! À cette vue, le Hallenvorarbeiter, un triangle noir, porte la main à sa gorge comme s’il sentait déjà le collier de chanvre se resserrer et court prévenir le Hallenführer S. S., dit “la Girafe”. Quand celui-ci arrive, les deux bandes sont redevenues strictement françaises mais la fête est interdite.
« Il nous reste la clandestinité, nous en avons l’habitude.
Il y aura la fameuse bière et une “gourmandise” imprévue, quelques louches… de moutarde. Avec le menu du jour amélioré à nos frais (les portions de margarine ont été réduites depuis quinze jours pour être plus copieuses ce jour-là), avec nos propres réserves, une ou deux ampoules supplémentaires qui font scintiller la limaille d’aluminium saupoudrant les branches d’un jeune sapin, avec des morceaux de bois débités en douce à l’atelier qui font ronfler le poêle, nous nous apprêtons à un Noël d’amitié entre tous. Chaque collectivité a invité, encore plus que de coutume, plusieurs jeunes Russes pour qu’il n’y ait pas de solitaires et nous nous installons avec des camarades tchèques, venus d’autres blocks pour la plupart, car l’heure du couvre-feu est exceptionnellement retardée ce soir-là.
« Le violon de Willy nous emporte loin des barbelés, puis les chants s’élèvent. D’abord “le Temps des cerises”, “la claire Fontaine” alternent avec “Souliko” et les chants folkloriques tchèques. Puis viennent les chants de la résistance, les chants de l’espérance, “Au-devant de la vie”, des chants de luttes contre l’oppression, “le Drapeau rouge”, “la Varsovienne”… Hasenjäger, participant de tout son cœur mais inquiet pour notre sécurité, guette par la porte entrebâillée l’approche éventuelle d’une patrouille de S. S. Mais il faut croire qu’ils sont bien occupés à bâfrer.
« Subitement, le haut-parleur appelle d’urgence le chef du block 5 à la Schreibstube. Un silence de mort s’établit, qui semble interminable. Mais Hasenjäger revient bientôt, accompagné d’un groupe d’hommes grands et forts. Il s’agit de résistants norvégiens dont plusieurs anciens combattants d’Espagne, affectés à notre block. Ils arrivent avec un renfort de ravitaillement ! La soirée devient délirante. Tous debout, nous chantons en toutes les langues mais d’un même cœur. C’est un des plus beaux Noël de notre vie… terminé par un “Minuit chrétiens”, chant de foi pour les uns, message d’amitié et d’espérance pour tous, que fait vibrer à l’infini le violon de Willy. »
FEUX CROISÉS SUR LE HE-177
Solidarité et coopération des Français entre eux et des Français avec les détenus politiques des autres nationalités favorisent le développement du projet qui, dès les premiers jours, hante les esprits : s’en prendre directement à la production de guerre de l’usine Heinkel, la freiner, la saboter.
Il y a des gestes pour ainsi dire naturels : faire semblant de travailler ; ne pas se presser ; gaspiller le métal, les forets, les lames de scie et autres fournitures… Mais il en est de plus compliqués et de plus efficaces contre les éléments du bombardier He-177 qui s’élabore sur la chaîne des sept halls de montage. C’est là que la compétence des ouvriers et des techniciens des usines d’aviation et d’automobile de la région parisienne, de Bordeaux ou Toulouse, permet de réduire les dangers auxquels s’exposeraient des saboteurs inexpérimentés. C’est là qu’apparaît la nécessité d’un réseau de complicités discrètes pour éviter d’être surpris par un S. S., un Vorarbeiter, un
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