Sachso
leur fauve défendre un cadavre de cheval en putréfaction dont même le chien n’aurait pas avalé une bouchée ! Et les S. S. ricanent et s’esclaffent chaque fois qu’un déporté est mordu…
« Le lendemain, nous trouvons un autre cheval mort, en meilleur état de conservation. Mais cette fois, la colonne ne s’arrête pas. Alors au passage, chacun essaie de couper, d’arracher un lambeau de chair. Quand vient notre tour, une patte de devant ne tient presque plus. À plusieurs, en unissant nos efforts, nous réussissons à détacher la patte avec nos mauvais couteaux fabrication Heinkel. Marcel Stiquel la charge sur ses épaules et nous montons la garde autour de lui pour préserver notre précieux butin.
« À la halte du soir, nous débitons la patte en morceaux. Nous devons ressembler plus à des chacals qu’à des êtres humains. Nous faisons cuire ces morceaux dans des seaux “empruntés” à des réfugiés. Le résultat est infâme. Mais peut-être ce morceau cuit sans sel, dans une eau douteuse, nous permet-il de tenir durant les dernières heures avant notre libération ?
« Nous sommes neuf qui ne nous lâchons plus, dont Stiquel et Devalonne. Depuis la forêt de Wittstock, nous nous laissons glisser d’une colonne à l’autre, essayant par ce moyen de retarder la fin d’un voyage dont l’issue nous semble inquiétante. La nuit, nous faisons du feu, même sans avoir rien à cuire. Simplement pour nous coucher ensuite à l’endroit du foyer, après avoir enlevé les braises. Un moyen de lutter contre le froid et le vent de la Baltique qui nous font grelotter.
« Notre tactique s’avère payante. Déjà on commence à voir des soldats de la Wehrmacht et des S. S. qui brûlent des papiers compromettants, abandonnent leurs armes. Notre groupe est maintenant tout seul à la traîne, sans gardiens. Nous faisons halte pour la nuit, à l’écart. Soudain un S. S. apparaît, aussi surpris que nous. Insensiblement, nous l’entourons. Il nous demande ce que nous faisons si loin des colonnes. Devalonne, qui parle un peu allemand, lui répond que nous allons les rejoindre. Il n’insiste pas. Il doit lire, dans les neuf paires d’yeux braqués sur lui, tant de détermination, tant de haine, qu’il se retourne et disparaît dans le sous-bois. C’est le dernier S. S. en uniforme que nous voyons.
« Le lendemain, c’est la liberté, la vraie. Nous arrivons à Schwerin par une route bordée de plusieurs centaines de déportés massacrés… »
Cette hécatombe de dernière minute obscurcit la joie des libérés qui passent là quelques heures seulement après le carnage, comme Gérard Bray : « Les corps s’amoncellent surtout dans une montée de la route, encaissée entre les bois. » Raben Steinfeld : l’ultime crime des S. S. de Sachsenhausen, dont les victimes sont honorées depuis par un imposant monument, dernier d’une longue série de plaques et de stèles qui, à l’initiative du gouvernement et du Comité des antifascistes allemands de R. D. A., jalonnent maintenant la “Route de la Mort”.
Du bois de Below, un autre groupe de neuf déportés de Heinkel reprend la route le 1 er mai. Alex Le Bihan en fait partie : « Tout près, à Grabow, un hôpital de campagne est installé dans une ferme. Nous y laissons des camarades épuisés, dont Étienne Rabot. Les reverrons-nous un jour ? C’est une chance à tenter. De toute façon, ils sont incapables de continuer et, la Croix-Rouge étant intervenue, ils ne seront peut-être pas liquidés. Quant à notre groupe de neuf, s’il est toujours au complet, il marche avec plusieurs éclopés. Roger Guérin doit couper le bout de son sabot, il a un orteil tellement enflé qu’il fait au moins trois fois la taille normale. Bastien Cadec a la dysenterie, les autres ne valent guère mieux et je suis maintenant à peu près le seul à attaquer les silos de pommes de terre, avec les risques que cela comporte, mais il faut manger. J’ai une tactique personnelle. Le pays étant plat, les silos recouverts de paille se voient de loin. J’ai donc le temps de me préparer à l’attaque. J’ajoute à mes deux couvertures celle de Corentin Le Berre et je les croise sur le dos afin d’amortir d’éventuelles balles. Une gamelle dans chaque main, sous mon manteau, j’attends la ruée des Russes qui s’élancent toujours les premiers et, à mon tour, je cours à toutes jambes. En quelques secondes, je reviens avec mes
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