Sang Royal
que Craike ouvrit, nous étions tous les deux essoufflés. Nous pénétrâmes dans le local qui avait jadis été le clocher, bien que les cloches elles-mêmes fussent dès longtemps parties à la fonte. Par-dessus la grille qui les avait autrefois entourées, on plongeait le regard dans la nef. Tout en bas, une autre forge de maréchal-ferrant lançait une lumière rouge qui illuminait les piliers des murs, produisant un effet surnaturel. Je me rappelai soudain la lutte à mort que j’avais livrée quatre ans plus tôt dans un autre clocher, à Scarnsea. Cette fois-là, j’avais bien failli y laisser ma peau. Soudain pris de peur, je sursautai quand Craike me toucha le bras.
« Tu es sujet au vertige ? À cette hauteur, je ne suis pas très à l’aise moi non plus. Mais la vue en vaut la peine, ajouta-t-il en désignant une fenêtre. Regarde en bas ! »
Je le rejoignis, les yeux écarquillés devant le spectacle. Derrière le monastère, pour délimiter une immense aire de campement, plusieurs champs avaient été ceints de clôtures d’osier. Des centaines de tentes militaires coniques avaient été dressées autour d’un espace herbeux où des chaudrons et de gigantesques broches étaient placés sur des feux de bois. Des panaches de fumée commençaient à monter dans le ciel de cette fin d’après-midi. Dans le pré contigu, gardées par des soldats, plusieurs centaines de chariots étaient rangées, tandis qu’autant de chevaux de trait, parqués dans d’autres prés éloignés, paissaient l’herbe. Dans un champ plus proche, des ouvriers étaient en train de creuser des latrines. Un nombre considérable d’hommes, l’équivalent de la population d’une ville, étaient assis devant les tentes, jouaient aux dés ou à des jeux de balle au pied. Des rires et des vivats montaient d’une arène improvisée où se déroulait un combat de coqs.
« Seigneur Dieu ! m’écriai-je.
— Le campement du voyage royal. C’est moi qui ai eu l’idée de faire de ce clocher un poste d’observation : les délégués officiels et les capitaines peuvent monter ici de temps en temps pour voir ce qui se passe en bas. Même si, Dieu soit loué ! je ne suis responsable que du logement des courtisans et des gentlemen, pas de tout cela…
— Quelle organisation ! murmurai-je. C’est merveilleux… Et terrifiant, en un sens. »
Il hocha lentement la tête, le soleil soulignant les rides de son visage replet. « La maison du roi organise des voyages depuis de nombreuses années, bien sûr. Des armées également, car il s’agit aussi d’une armée. Mais avoir mis en œuvre tout cela en quelques semaines seulement ! Cela a coûté beaucoup d’efforts. Et d’argent, ajouta-t-il en haussant les sourcils. Tu ne peux pas t’imaginer les sommes qui ont été dépensées ! »
Je regardai les innombrables files de chariots. « J’ai été frappé ce matin par l’importance des chargements.
— Ah oui ! Toutes ces tentes… Car il y a eu des endroits en rase campagne où même les membres du Conseil privé ont dû se contenter de tentes… Et un millier d’autres choses, depuis les provisions alimentaires et le fourrage jusqu’aux archives du Conseil privé en passant par les lévriers du roi pour ses chasses. » Il posa sur moi un regard grave. « Ainsi que des armes supplémentaires, en cas de troubles dans le Nord, qui nous auraient obligés d’incorporer dans l’armée les cochers et les portefaix. »
Je désignai une rangée de tentes aux vives couleurs dressées à une certaine distance des autres, devant lesquelles serpentait une file d’attente.
« Et que se passe-t-il là-bas ? »
Craike rougit et se racla la gorge. « Ce sont les… euh !… les suiveuses.
— Les quoi ?
— Les catins.
— Ah !
— Sauf les dames nobles et la maisonnée de la reine, seuls des hommes célibataires accompagnent le voyage. On ne pouvait pas laisser tous ces hommes s’abattre sur les villes situées sur le parcours du cortège. Par conséquent, on a été contraints de… » Il haussa les épaules. « Ça n’a pas été de gaieté de cœur. La plupart des filles ont été ramassées à Londres et examinées avec soin, pour éviter que la vérole ne se répande dans tout le pays. Je te laisse imaginer dans quel état se trouvent certaines d’entre elles aujourd’hui.
— Que veux-tu, les hommes ont leurs besoins.
— Certes. Mais je n’ai pas l’habitude de traiter
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