Sang Royal
parti étudier le droit à Gray’s Inn, porteur d’une lettre de recommandation de ma part… Je m’étais entre-temps attaché à ce garçon, poursuivit-il avec un sourire pincé. Martin était intelligent et j’admirais son indépendance d’esprit. C’est une qualité rare. Vous la possédez vous aussi, ajouta-t-il en me désignant avec son verre.
— Merci ! m’esclaffai-je.
— Toutefois, cette qualité peut être exacerbée et entraîner son possesseur en terrain dangereux.
— Soit.
— Chaque année, Martin revenait voir ses parents à York… Nous avons passé de joyeuses soirées, ici, poursuivit-il en jetant un coup d’œil à la table sur la plateforme. Martin, ses parents, ma femme et moi. Ils sont tous morts, aujourd’hui, à part Martin et moi. » Il serra les lèvres. « Or, il ne m’avait jamais parlé d’une chose qu’il devait méditer en secret depuis longtemps. Jusqu’à sa venue ici durant l’été 1532, il y a neuf ans. À cette époque, le roi était encore marié à Catherine d’Aragon, même s’il s’efforçait depuis des années de convaincre le pape d’autoriser son divorce afin qu’il épouse Anne Boleyn. Il était sur le point de changer de voie : il s’apprêtait à rompre avec le pape, à nommer Cranmer archevêque de Cantorbéry et à le forcer à déclarer illégitime son premier mariage.
— Je m’en souviens parfaitement.
— Dans le Nord, quasiment tout le monde envisageait avec horreur cette rupture. Sachant qu’Anne Boleyn était une réformatrice, nous craignions que des hérétiques comme Cromwell arrivent au pouvoir… À juste titre, d’ailleurs.
— À l’époque, moi aussi j’étais réformateur, Giles, m’empressai-je de souligner. J’ai bien connu Cromwell avant même qu’il ne devienne extrêmement puissant. »
Il posa sur moi un regard interrogateur. Son œil pouvait se faire extrêmement perçant. « Je crois donc comprendre que vous avez perdu votre zèle.
— En effet. Je ne soutiens plus aucune des deux parties. »
Il opina du chef. « Martin était plein de zèle. On n’aurait pu être plus enthousiaste.
— Il soutenait la réforme ?
— Non. Le pape. Et la reine Catherine. C’était là le problème. Ah, il était facile – et ça l’est toujours – de faire du sentiment à propos de la première femme du roi. Comment elle était restée mariée vingt ans avec lui, comment elle lui avait toujours été fidèle, à quel point le roi avait été cruel de la répudier en faveur d’Anne Boleyn… Or, comme nous le savons, vous et moi, les choses n’étaient pas aussi simples. La reine Catherine avait la quarantaine, n’avait pas donné de rejeton mâle au roi et ne pouvait plus avoir d’enfants. S’il n’épousait pas une jeune femme susceptible de lui donner un héritier, la dynastie des Tudors s’éteindrait avec lui.
— Tout cela est vrai.
— Et nous étions nombreux à penser que la seule façon de préserver la vraie religion en Angleterre était que la reine Catherine fasse ce que le pape lui-même avait suggéré : qu’elle se retire dans un couvent afin que le roi puisse de nouveau convoler en justes noces… Quelle femme stupide et obstinée ! s’écria-t-il en secouant la tête. En soutenant que Dieu voulait qu’elle reste l’épouse du roi jusqu’à ce que la mort les sépare, elle a précisément suscité la révolution religieuse qu’elle craignait et honnissait. »
J’opinai du chef. « C’est paradoxal, en effet.
— Martin ne percevait pas ce paradoxe. Il campait sur ses postions : le roi devait rester marié à Catherine d’Aragon. C’est ce qu’il nous a affirmé haut et fort durant le dîner, ce soir-là, poursuivit Giles en jetant un coup d’œil à la table. Cela m’a mis dans une fureur noire. Contrairement à lui, je voyais clairement que, à moins que Catherine d’Aragon n’accepte le divorce ou ne se retire dans un couvent, le roi romprait avec Rome, et c’est ce qu’il a fini par faire. Cela peut sembler étrange, maintenant que Catherine d’Aragon et Anne Boleyn sont toutes les deux mortes, de penser qu’on s’est si violemment disputés. Or les partisans de l’ancienne religion étaient divisés : d’un côté, les réalistes, comme moi, et de l’autre, ceux qui, à l’instar de Martin, soutenaient que la reine Catherine ne devait pas céder d’un pouce. J’étais furieux, Matthew. » Il secoua sa tête léonine. « Furieux
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