Sang Royal
municipal bien en chair, me lança, ainsi qu’à Radwinter, un regard où la peur le disputait à la pitié. J’imaginais ses pensées : on les transporte à la Tour, mais ce pourrait être moi. Cette crainte hantait tous les esprits. Et d’un seul coup, à l’improviste, voilà que ça m’arrivait, à moi. Toutefois, pensai-je avec effroi, peut-être ne devrais-je pas être surpris, vu le nombre de secrets que je connais, à propos de Blaybourne et de l’illégitimité du roi. Non que j’aie jamais cherché à les connaître, mais à présent on allait, coûte que coûte, me les extirper de la cervelle. Qui m’a dénoncé ? me demandai-je, les sourcils froncés. Sûrement pas le vieux Swann. Et, à part lui, seul Barak connaissait l’étendue de mes découvertes sur Blaybourne. Si Barak avait mis Tamasin dans la confidence, cela ne pouvait quand même pas venir d’elle ! J’avalai ma salive. J’avais le gosier sec comme un parchemin. À côté de moi, Radwinter regardait droit devant lui, la mine lugubre, mais je ne perçus aucun signe de la folie furieuse décrite par Barak. Il se mit à pleuvoir.
Le trajet fut court. Soudain, les murs de la Tour nous dominèrent de toute leur hauteur. On était à marée basse et la partie normalement immergée était couverte de boue. Mon cœur battait la chamade. Nous nous arrêtâmes devant la herse sarrasine qui donnait sur le fleuve. Le Watergate, le « Porche d’eau »… Je pensai : Anne Boleyn est entrée par cette grille, Anne Boleyn, Anne Boleyn… Ce nom martelait mon esprit. C’était pour m’empêcher de parvenir au terme de cette histoire, Cromwell m’ayant forcé à assister à l’exécution de la reine. Cinq ans plus tôt, par une belle journée de printemps, j’avais vu sa tête rebondir du billot sur la pelouse de Tower Green.
« Débarquez ! » La barque avait heurté les marches de pierre. Les soldats saisirent nos bras et nous soulevèrent de force. Par l’arcade de pierre en haut des marches, j’aperçus Tower Green, où picoraient des corbeaux, et, au-delà, la grande masse carrée de la Tour blanche. La pluie redoubla.
« Lâchez-moi ! » À mes côtés, Radwinter s’était ranimé. « Je n’ai rien fait ! Je suis innocent. » Il se démena, mais les soldats le maîtrisaient fortement, sans prendre la peine de répondre. « Innocent », pensai-je. Comme Anne Boleyn, comme Margaret de Salisbury, qu’ils avaient tuée ici même au printemps dernier. En ce lieu, l’innocence ne servait de rien.
« Montez ! » Les soldats nous lançaient des ordres brefs. Ils nous firent gravir les marches et, comme je ne m’étais toujours pas réhabitué à marcher sur la terre ferme, je faillis glisser derechef.
« Attendez ici ! »
Nous nous immobilisâmes dans une allée. Les soldats nous entourèrent, piques dressées, l’eau giclant sur les plastrons et les casques. Un administrateur apparut, tête baissée afin de se protéger de la pluie. Il nous jeta un coup d’œil au passage, l’air vaguement intéressé, comme s’il se demandait : À qui le tour, cette fois-ci ? Ici, on devait être habitué aux nouveaux venus. J’avais horriblement honte d’en être arrivé là, et, durant quelques instants, la honte fut plus forte que la peur. Et si mon père pouvait assister à cette scène depuis le ciel ?
Un homme sortit de la Tour blanche et se dirigea vers nous. Vêtu d’une robe de fourrure et coiffé d’un chapeau à large bord, il avançait lentement, insoucieux de la pluie. Les soldats le saluèrent au moment où il fit halte devant nous. Grand et mince, la barbe châtain-roux bien taillée, il devait avoir une bonne trentaine d’années. L’un des soldats lui tendit deux documents, les mandats d’amener, sans aucun doute. Il nous examina, Radwinter et moi, le regard vif, scrutateur.
« Qui est qui ? » demanda-t-il d’une voix égale.
Le soldat inclina la tête vers moi. « Voici Shardlake, sir Jacob. L’autre, c’est Radwinter. »
Sir Jacob hocha la tête. « Amenez-les tous les deux ! » lança-t-il, avant de tourner les talons. Les soldats nous entourèrent et, à la suite de sir Jacob, nous avançâmes sur la pelouse en direction de la Tour. Les corbeaux s’écartaient sur notre passage en sautillant. Nous fûmes conduits jusqu’à l’escalier principal de la Tour blanche, puis nous traversâmes la grande salle au haut plafond voûté où les soldats de la garnison bavardaient et
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