Sang Royal
yeux. « Tout est de ta faute !
— Quoi ? Qu’est-ce qui est de ma faute ?
— Ils veulent pas que je marche avec eux ! Ils disent que mes vêtements sentent mauvais et que je suis sale. Que je suis aussi mal élevée qu’une romanichelle ! Et tout ça parce que je passe mon temps à jouer avec toi au lieu d’apprendre des travaux de filles ! Gilly Baldwin m’a dit d’aller faire les yeux doux à mon copain bossu ! » Elle avait des larmes dans la voix et son ton devenait suraigu. Au milieu de son visage écarlate sa bouche était comme un grand O.
Devant moi, la petite troupe de gamins et de gamines s’était arrêtée et contemplait la scène. Les garçons avaient l’air mal à l’aise mais les filles gloussaient méchamment.
« Suzanne fait du bateau avec son galant ! » lança l’une d’elles.
D’un mouvement brusque Suzanne se retourna vers le groupe. « Taisez-vous ! hurla-t-elle. C’est pas mon galant ! Ça suffit ! »
Comme les ricanements redoublaient, elle quitta le sentier et s’enfuit à travers champs, hurlant et frappant de sa branchette, telle une possédée, les jeunes épis de blé. Je la regardai courir un moment avant de rebrousser chemin. Je rentrerais chez moi une fois la bande partie. J’avais dès mon plus jeune âge appris que m’éloigner sans rien dire constituait la meilleure façon d’éviter les moqueries. Toutefois, malgré sa cruauté envers moi, et même si je savais qu’elle vivait en paria à cause de sa famille, et non de moi, chaque fois que je la voyais me lancer des regards noirs – quand elle s’abaissait à reconnaître mon existence –, je me sentais coupable, comme si j’étais en partie responsable de l’ostracisme et de l’extrême solitude dont elle souffrait. Je partis pour Londres quelques années plus tard et ne la revis plus, mais j’appris qu’elle était restée vieille fille et qu’elle était devenue par la suite une réformatrice enragée, dénonçant ses voisins et les accusant de papisme. Bien qu’elle eût appartenu à un milieu différent, Jennet Marlin semblait elle aussi nourrir des rancunes envers un monde qui l’aurait maltraitée. Et je ressentais le même étrange désir de l’amadouer. Soupirant, j’appuyai la tête sur l’oreiller et méditai sur l’étrange façon dont fonctionne l’esprit humain. Je finis enfin par m’endormir.
Barak s’était réglé pour se réveiller à six heures, et peu après il frappa de légers coups à ma porte. Eu égard à ma courte nuit, je ne me sentais guère reposé, mais je me levai tout de même et m’habillai dans l’air frais et humide. Je préférai enfiler le manteau de Wrenne plutôt que le mien, afin de penser à le lui rendre quand on se retrouverait pour la répétition de la remise des placets. Nous sortîmes discrètement, soucieux de ne pas réveiller ceux qui dormaient tout autour de nous. Dehors, l’aube venait de poindre et l’ombre enveloppait encore les entours. Nous suivîmes le chemin longeant l’église où nous avions découvert le malheureux Oldroyd le matin précédent et nous nous dirigeâmes vers la grille où le jeune sergent Leacon était derechef en faction.
« À nouveau matinal, monsieur ! fit-il.
— Oui. Nous devons aller en ville. Vous avez été de nuit deux fois de suite ?
— Oui-da. Et je le suis deux jours encore, jusqu’à la venue du roi. »
Il secoua la tête. « C’est une drôle d’histoire qui est arrivée au verrier hier. Sir William Maleverer m’a questionné à ce sujet. »
Lui aussi…, pensai-je.
« En effet. Vous avez raison, c’est une drôle d’histoire. Quand le cheval a surgi dans la brume au grand galop, je n’ai pas tout de suite compris de quoi il s’agissait. On aurait dit une créature sortie de l’enfer.
— Il paraît que c’est un accident. Avez-vous de plus amples détails, monsieur ? »
À son regard perçant je devinai qu’il mettait en doute cette version des faits. Peut-être trouvait-il que Maleverer se préoccupait à l’excès d’une mort accidentelle.
« C’est ce qu’on dit… Je suis sûr que vous avez vu d’étranges choses, depuis Londres ? fis-je pour changer de sujet.
— Rien d’aussi étrange que cette affaire. Jusqu’à ce qu’on m’envoie ici après Pontefract, il s’agissait seulement de marcher et de chevaucher le long du cortège, à travers de profonds bourbiers quand il pleuvait et de grands nuages de poussière par
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