Sarah
lui est né. Il est rare chez nous qu’un cadet soit époux et père avant
son aîné. Il ne se passe guère de jour sans que mon père s’inquiète de ma
solitude.
Saraï parvint à sourire :
— Je ne suis plus la fille d’Ichbi
Sum-Usur. Il me l’a confirmé. Je ne suis plus la sœur de mon frère. Je ne suis
qu’une servante d’Ishtar.
— Un mar.Tu n’embrasse pas une
servante d’Ishtar que nul n’a le droit d’épouser.
La bouche et la voix de Saraï
tremblèrent :
— Dans trois lunes, lors de la grande
fête des semailles, notre roi Shu-Sin ouvrira mes cuisses, là-haut, dans la
Chambre Sublime. Il couchera avec moi comme un époux, comme la Dame de la Lune
s’est unie à Dumuzi le Puissant. Et moi, j’ai toujours besoin de ton baiser
pour me protéger.
La stupeur figea Abram avant que la colère
ne le mette debout, tremblant.
— Vous êtes fous !
s’exclama-t-il. Vous autres, Puissants des villes, vous êtes fous !
Il saisit les épaules de Saraï, pétrifiée.
— Comme oses-tu faire une chose
pareille ?
Elle n’eut pas le temps de répondre.
Sililli appelait :
— Saraï, Saraï !
Elle surgit sur le seuil de la pièce, les
regarda d’un air ébahi. Abram lâcha Saraï et fit un pas en arrière. Sililli
l’attrapa par la manche de sa tunique :
— Vite, vite, il ne faut pas rester
ici. Kiddin est dans la grande cour de réception. Il demande à être reçu par la
Sainte Servante du Sang, il parle aux prêtres.
Abram se dégagea sèchement de l’emprise de
Sililli.
— De toute façon, il était temps que
je m’en aille.
— Non, attends ! protesta Saraï.
Il n’est pas question que je reçoive mon frère. Il n’a rien à faire ici.
— Les jeunes servantes te cherchent
partout ! s’écria Sililli. Si elles ne te trouvent pas, on va se douter de
quelque chose. Tu dois te montrer.
— Moi non plus, je n’ai pas ma place
ici, fit Abram.
— Abram…
— Je remercie la Sainte Servante de
son hospitalité et lui souhaite d’être puissante dans ce temple.
Son salut fut aussi sec, cruel et amer que
son ton. Il tourna le dos et fut dans le couloir avant que Saraï ne réagisse.
Sililli, le visage navré, murmura :
— Je te l’avais dit. Il ne fallait
pas. Les dieux ne le veulent pas.
Le châle de la vie
Ainsi était l’homme qu’elle aimait.
Débordant de pensées, de fougue et de
révolte ! Un homme courageux, combatif et beau. Qui l’aimait sans le dire
avec des mots, mais qui le montrait avec jalousie et fureur.
Et désormais sans plus d’espoir.
Dans les jours qui suivirent, Saraï ne
cessa de penser à Abram. Elle ne trouvait pas le sommeil. Alors que l’on
annonçait les troupes des barbares des montagnes de plus en plus proches de la
ville et que le temple, du matin au soir, bruissait des invocations et des
chants, s’embrumait des fumées des parfums et regorgeait d’offrandes, elle
accomplissait ses devoirs de Sainte Servante sans émotion. Prétextant le besoin
d’une purification extraordinaire pour plaire à Ishtar, elle demeurait seule le
plus possible. Elle ordonna à Sililli de taire ses jérémiades et ses conseils
de vieille femme craintive.
— Le mar.Tu est reparti sous sa
tente. Nous ne nous reverrons plus. Si tu sais te taire, demain, je ne me
souviendrai plus même de son nom.
Qu’elle la crût ou non, Sililli se le tint
pour dit. Cependant, d’avoir prononcé ces mots avait ouvert le cœur de Saraï au
désespoir. Rien n’était plus juste :
Abram avait refusé de lui donner ce baiser
qu’elle attendait. Elle n’avait plus rien à espérer de lui. Il avait condamné
tout à la fois les lois d’Ur, les dieux et le bonheur qu’ils pouvaient prendre
l’un de l’autre, même en secret. Le mieux était de l’oublier. Cela devrait être
facile : il y avait si peu à oublier. Une rencontre lointaine sur les
bords du fleuve, quelques mots, un peu de présence dans une chambre borgne.
Il ne lui restait plus qu’à servir Ishtar
selon les règles qu’on lui avait enseignées, sinon avec dévotion. Il lui
restait à attendre que le Puissant Shu-Sin dresse son sexe entre ses cuisses
dans la Chambre Sublime. Sans la pensée d’Abram pour la protéger. Sans le
souvenir de son baiser pour repousser la peur et le dégoût.
Abram avait raison de la condamner pour ce
qu’elle allait accepter : la volonté d’hommes qui prétendaient qu’elle
n’était plus une femme, une fille ou une sœur, mais
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