Sarah
feront comme moi. Ils comprendront mieux l’obstination d’Abram. Et
ils seront jaloux de son bonheur.
Saraï l’écoutait à peine. En un éclair,
toutes les pensées contradictoires qui l’avaient tourmentée ces derniers jours
l’assaillirent. Le bonheur, la crainte d’un blasphème, la joie pure d’entendre
la demande d’Abram, le tourment du secret qui ne franchissait pas sa gorge,
tout se mélangeait.
— Abram…
— Attention, quelqu’un vient !
souffla Harân.
Un homme avançait d’un pas vif dans la
cour, une lance dans une main, une torche dans l’autre, la cape de cuir battant
ses jambes et le casque luisant sur son front.
— Il nous a vus ! grogna Abram.
— Cachez-vous, murmura Saraï. Ce n’est
qu’un garde. Je vais lui ordonner de quitter la cour.
Mais à peine s’était-elle approchée que
Saraï vit luire les feuilles d’or sur le casque. La torche s’abaissa quelque
peu, éclairant mieux le visage de l’officier :
— Kiddin !
— Oui, Sainte Servante. C’est moi qui
garde les portes du giparù depuis trois nuits. Je savais que ton regard
sur le mar.Tu, l’autre jour, ne serait pas sans effet. Comment ai-je pu
croire que tu avais changé ?
Se passe-t-il un seul jour de ta vie sans
que les démons s’agitent dans ton cœur ?
— Je n’ai pas à écouter tes insultes,
fils d’Ichbi Sum-Usur. Tu n’es plus mon frère, souviens-toi. Et tu n’as rien à faire
ici.
Le rire de Kiddin vibra, plein de morgue.
— Que vas-tu faire, Sainte
Servante ? Appeler la garde à l’aide ? les prêtres ? Tu veux
leur montrer qui tu as introduit dans le temple, jusque dans la cour sacrée de
la Grande Prêtresse ?
— Calme ta colère, puissant officier,
dit la voix d’Harân dans le dos de Saraï. Nous allons partir. Dans un instant,
la nuit et ce temple ne se souviendront plus de notre passage. Inutile de
réveiller les bonnes gens qui dorment.
Comme par magie, un long bâton était apparu
dans sa main. Abram, lui, serrait un fouet de berger à longue lanière de cuir
contre sa cuisse. Il s’approcha de Saraï, tranquillement, dédaignant Kiddin
aussi bien que s’il n’existait pas.
— As-tu décidé, Saraï ?
demanda-t-il. Elle sourit.
— Oui. Je n’attendais que tes paroles.
Je te suivrai aussi loin que tu voudras de moi.
— Ah ! c’était donc cela !
gronda Kiddin. Alors que les ennemis d’Ur approchent de la ville, la Sainte
Servante du Sang trahit Ishtar ! Comment oses-tu ?
Kiddin pointa son arme sur eux, les yeux
exorbités de rage.
— Je vais vous massacrer, tous les
trois. Votre sang purifiera cette cour que vous souillez…
Il leva le bras droit, la lance dirigée
vers la poitrine d’Abram. D’un bond, Harân fut à sa hauteur, abattant son bâton
sur la hampe. Abram saisit le poignet de Saraï et la tira en arrière. Kiddin
lança sa torche sur la poitrine d’Harân, qui para le coup, prenant appui sur
son bâton.
Avec un grognement de joie, Kiddin fit
tournoyer son arme. La lourde hampe frappa Harân à hauteur des côtes,
l’obligeant à mettre un genou au sol. Au même instant Saraï vit le bras droit
d’Abram s’élever et la langue de cuir se déployer dans l’ombre. Tout sembla se
passer en même temps. Le bronze étincelant de la lance déchira la chair
d’Harân. La lanière du fouet siffla et claqua. Kiddin porta les mains à son
visage. Le cri d’Harân se fondit dans celui de l’officier. La tunique d’Harân
était rouge, le sang coulait entre les doigts de Kiddin.
Abram se précipita pour relever son frère.
La pointe avait ouvert sur sa poitrine une blessure noire et longue comme la
main.
— Ce n’est pas profond, geignit Harân.
Ça va aller. Kiddin était à genoux, le souffle rauque. Sa main droite cherchait
à saisir de nouveau son arme. Saraï la repoussa d’un coup de pied. La lanière
du fouet avait déchiré le visage de Kiddin de bas en haut, lui emportant œil et
paupière. Saraï n’en ressentit ni compassion ni satisfaction. D’une voix dure
elle dit :
— Inutile de mourir pour moi, fils
d’Ichbi Sum-Usur. Meurs plutôt pour tes dieux, ta ville et ton lignage. Moi, il
y a déjà longtemps que je ne suis plus des vôtres.
Derrière elle Abram déchirait le haut de sa
tunique pour panser la blessure d’Harân. Kiddin se remit debout, la barbe
rougie de sang, son œil valide agrandi par la haine. Saraï, d’une façon fugace,
songea à l’œil des taureaux devant qui elle
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