Sarah
cri d’horreur quand Abram jeta les
poteries en l’air. Elles retombèrent aux pieds de Terah. Il y eut un claquement
sec, un bruit de fouet et de pluie sèche. Au sol, les idoles n’étaient plus que
débris épars.
— Vos dieux sont-ils puissants ?
s’écria Abram. Qu’ils me tuent ! Là, maintenant. Que la foudre me
calcine ! Que le ciel m’écrase ! Car je viens de briser le visage et
les corps de ceux que vous appelez Inanna et Ea !
Saraï, comme les autres, ne put retenir un
gémissement. Mais Abram, le doigt pointé vers le ciel, criait encore :
— Vous les vénérez, vous vous inclinez
devant eux soir et matin. Il n’est rien que vous fassiez sans qu’ils posent
leur regard sur vous. Les poteries qui sortent des mains de mon père sont leur
chair, leur corps, leur sublime présence.
Les plaintes et les gémissements
croissaient. On eut cru qu’une armée venait de tailler à travers les corps. La
voix d’Abram surmonta les cris :
— Je viens de briser ce qui vous est
sacré. Sur moi la punition ! Qu’Inanna et Ea m’abattent !
Il se mit à tourner sur lui-même, le bras
toujours dressé, le visage offert au ciel. Pétrissant le mince corps de Loth
contre elle, Saraï s’entendit murmurer : « Abram !
Abram ! » Mais Abram tournoyait et demandait :
— Où sont-ils, ceux que vous craignez
tant ? Je ne les vois pas. Je ne les entends pas. Je ne vois que de la
poterie brisée. Je ne vois que de la poussière. Je ne vois que la glaise tirée
de la rivière par mes propres mains !
Il se pencha, ramassa la tête du dieu Ea
dont le nez était brisé et la jeta contre une pierre, où elle explosa.
— Pourquoi Ea n’éteint-il pas le
soleil ? Pourquoi n’ouvre-t-il pas la terre sous mes pieds ? Je brise
son visage et rien ne se passe…
Des hommes étaient tombés à genoux, la
nuque ployée, les mains sur la tête. Ils hurlaient comme si on leur avait
ouvert le ventre. D’autres, les yeux écarquillés, récitaient des prières sans
reprendre leur souffle. Des femmes pleuraient, s’enfuyaient, déchirant leurs
tuniques aux broussailles, tirant leur enfant par le bras. Certaines
demeuraient la bouche ouverte, scrutant le ciel. Le vieux corps de Terah
vibrait telle une branche dans la tourmente. Loth dévisageait Saraï, les yeux
agrandis, mais celle-ci ne quittait pas Abram du regard. Il était d’un calme
d’épouvante. Il se tourna vers elle et lui sourit avec une tendresse et une
paix qui lui brûlèrent le cœur.
Et rien ne se passa.
Un silence étrange revint.
Dans le ciel chaud du crépuscule les
oiseaux glissaient toujours. Les nuages demeuraient hauts et petits. La rivière
roulait son murmure.
Abram s’avança vers le four pour y saisir
un long rondin de bois.
— Peut-être n’est-ce pas assez ?
Peut-être me faut-il détruire toutes ces poteries, ne pas en laisser une
debout, avant que vos dieux si puissants se manifestent ?
Déjà il marchait vers l’entrée de
l’atelier, le bras brandi. La voix de Terah cria :
— Abram ! Celui-ci se retourna.
— Ne détruis pas mon travail, mon
fils.
Abram abaissa son bâton. Le père et le fils
s’affrontèrent, visage contre visage. Pour la première fois depuis très
longtemps, ils semblaient n’être plus séparés.
Le vieux Terah s’inclina. Il ramassa un
débris de poterie. La bouche, le nez, un œil d’Inanna. Il glissa son doigt sur
les lèvres de terre cuite puis serra le débris contre sa poitrine.
— Peut-être les dieux te puniront-ils
demain, ou dans quelques lunes, fit-il d’une voix basse et tremblante qui
obligea chacun à se taire. Peut-être tout à l’heure, peut-être jamais. Qui peut
savoir ce qu’ils décident ?
Abram sourit et jeta le rondin au sol.
Terah s’approcha tout près de lui, comme s’il voulait le toucher.
— Ton dieu te dit : « Va. Il
te dit : Pars, tu ne dois rien à ton père, Terah le potier. » Il te
dit que tu dois désormais placer en lui la confiance qu’un fils accorde à son
père. Alors, si c’est aussi ta volonté, va. Obéis à ton dieu. Prends ta part de
petits bétails et éloigne-toi de nos tentes. Cela sera bien. Pour moi, dès cet
instant, je n’ai plus de fils qui s’appelle Abram.
*
* *
Cette nuit-là fut courte tant il y eut à
faire pour préparer les coffres, démonter les tentes, rassembler le bétail, les
mules et les chariots à la lumière des torches. Tandis que s’affairaient ceux
des serviteurs,
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