Sarah
halte, un membre de la tribu faisait alliance avec une
femme ou un homme rencontrés autour des puits ou en commerçant. Abram lui
accordait le droit de devenir époux. Des enfants naissaient, de plus en plus
nombreux. Il n’en était qu’une dont le ventre demeurait obstinément vide :
Saraï, l’épouse d’Abram. Désormais, cependant, nul regard ne pesait plus sur
elle. Même Sililli s’abstenait de la harceler de conseils et avait cessé de lui
communiquer les bavardages des femmes de la tribu. Il semblait être admis que
si Abram lui-même patientait pour que le ventre de Saraï devienne fécond, eux
aussi devaient être patients. Loth, le neveu d’Abram, leur tiendrait lieu de
fils. Il n’y avait que Saraï elle-même à ne plus supporter le vide de ses
entrailles.
Un jour, elle entra dans la tente commune
des femmes tandis qu’une jeune épousée accouchait de son premier enfant.
C’était une fille plus jeune qu’elle à la peau très pâle, aux grands yeux noirs
et aux seins opulents. Elle s’appelait Lehklaï. Depuis des lunes Saraï voyait
son ventre puis son corps s’arrondir : ses hanches, ses fesses, ses seins,
ses épaules et même ses joues et ses lèvres. Chaque jour elle l’avait guettée
avec envie. Il y avait bien d’autres femmes enceintes dans la tribu d’Abram,
mais, pour Saraï, Lehklaï était de loin la plus belle. Sans le montrer, elle
l’enviait, l’aimait et la détestait avec une violence qui parfois lui ôtait le
sommeil. Aussi, bien qu’elle évitât d’ordinaire la tente commune lorsque les
femmes y donnaient naissance, elle y avait pénétré pour assister à
l’accouchement de Lehklaï.
Dès le début, elle sentit que rien ne se
passait comme il le fallait. Lehklaï gémissait, les cheveux collés au visage
par la sueur, la bouche béante et les lèvres sèches, ses grands yeux trop fixes
comme si la douleur l’absorbait tout entière. Le jour complet se déroula ainsi.
Les sages-femmes prodiguaient des bonnes paroles à Lehklaï tout en enduisant
son ventre et ses cuisses d’huile douce et mentholée. Leurs mots et leurs
gestes étaient habituels, cependant, Saraï vit l’inquiétude grandir sur leurs
traits. Lehklaï geignait, perdait son souffle, puis geignait encore, les yeux
toujours fixes et comme tournée vers l’intérieur.
Dans l’après-midi, elle ne répondait plus
lorsqu’on s’adressait à elle. Finalement, les sages-femmes demandèrent à Saraï
et Sililli de les aider à masser Lehklaï, car il semblait que le sang refusait
de circuler normalement en elle. Pourtant, lorsque Saraï glissa ses paumes sur
le ventre, les reins et les seins aux aréoles sombres, ils étaient brûlants.
Sans plus attendre, les sages-femmes
déposèrent les briques de l’accouchement sur le sol de la tente. Soutenant
Lehklaï, elles tentèrent d’attirer le bébé dans la vie. Ce fut une lutte
terrible, longue et meurtrière. Les sages-femmes plongèrent leur main dans le
ventre de la parturiente et parvinrent à en retirer un bébé minuscule, une
fille à la bouche déjà faite pour pleurer et rire. Lorsque le soleil frôla
l’horizon, Saraï et Sililli sortirent de la tente, tremblantes, la tête et la
poitrine encore martelées par les hurlements de Lehklaï que la mort seule avait
interrompus.
Silencieuse, Sililli et Saraï se
regardèrent. Sur le visage vieilli de la servante, Saraï lut ce que la bouche
taisait : « Toi, au moins, tu ne mourras pas ainsi. »
Saraï prit le temps d’observer le soleil,
goutte de sang qu’absorbait l’extrémité du monde. La lune, pleine et
étincelante, dominait la nuit qui approchait. Il faisait très chaud. Une
chaleur épaisse que la brise du soir ne parvenait pas à alléger. Saraï secoua
la tête et murmura juste assez fort pour que Sililli l’entende :
— Tu as tort. La mort de Lehklaï ne
m’effraie pas. J’ai envié Lehklaï lorsqu’elle était pleine de vie, si belle et
si grosse. Je l’envie encore.
*
* *
Ce soir-là, Saraï se décida à faire ce
qu’elle s’était toujours interdit depuis qu’Abram était devenu son époux. Elle
ouvrit l’un des coffres de sa tente pour en retirer un sac contenant une
poignée de copeaux de cèdre et une statuette de bois peinte à l’effigie de
Nintu. Malgré le dédain de Saraï, Sililli n’avait jamais voulu s’en séparer.
Elle glissa quelques tisons dans un pot
ajouré et clos par un couvercle de cuir puis, prenant garde à ne pas être
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