Sarah
la pénombre opalescente de la lune on aurait
dit que ses traits s’effaçaient, qu’il n’avait plus de visage. Sa poitrine se
soulevait et s’abaissait au rythme rapide de sa respiration.
— Ce soir, j’ai caressé Nintu avec mon
sang, balbutia Saraï en montrant la statuette. Ta semence est dans mon ventre.
On dit que lorsqu’elle s’y dépose avec le plus grand plaisir de l’homme et de
la femme, elle est plus puissante, plus agile…
Elle se tut et crut qu’Abram allait crier,
peut-être même la frapper. Il tendit la main. Sa voix fut sans violence :
— Donne-moi cette poupée.
D’une main tremblante, Saraï tendit la
statuette. Abram referma le poing autour du visage de Nintu. D’un pilier, il
décrocha une courte épée de bronze à lame courbe. Une arme lourde et solide
avec laquelle Saraï l’avait vu trancher la tête d’un bélier. Nu, sans prendre
la peine de se vêtir d’un pagne, il sortit devant la tente. Sur le sol, en
quelques coups, il déchiqueta l’idole et, avec un grognement de fauve, en
éparpilla les éclats au loin.
Quand il revint sous la tente, Saraï avait
enfilé sa tunique. Le corps raidi par l’humiliation et la peine, elle se tenait
bien droite. Les yeux secs et la bouche close. Mais, malgré la lourde chaleur,
on eut cru qu’elle grelottait de froid.
Abram s’approcha, saisit ses mains et les
leva jusqu’à sa bouche. Il en arrêta le tremblement en pressant les doigts
contre ses lèvres. Puis en baisa les paumes, glissa sa langue sur les plaies
avec la douceur d’une mère qui baise l’écorchure de son enfant pour effacer la
douleur. Attirant Saraï contre lui, il murmura :
— Ceux d’Ur voulaient que tu affrontes
le taureau jusqu’à ce qu’il t’éventre, au prétexte que le sang ne coule pas
entre tes cuisses. Mon père Terah et tous ceux qui sont demeurés avec lui te
jugeaient mal, car nous faisions l’amour sans autre effet que notre plaisir. Je
sais les questions qu’a posées Tsilla, lune après lune. Je sais les regards qui
t’ont accablée. Et moi, je t’ai laissée seule avec les hontes et les questions.
Je n’avais pas de mots pour apaiser ta peine. Comment leur dire, à tous, que le
bonheur d’avoir Saraï pour épouse ne se voilait d’aucune ombre ? Que
l’amour de mon épouse grandissait autour de moi aussi bien que les fils ou les
filles qu’elle eût pu me donner ? Tous, ils invoquaient leurs dieux, des
fautes et des rancœurs. Tous, ils ne voyaient dans ton ventre que des
maléfices. Et moi, qui ne voyais que leur crédulité et leur soumission, je t’ai
laissée seule avec le poids de ta peine.
Il se tut. Saraï retint son souffle. Les
paroles d’Abram, les paroles qu’elle attendait depuis si longtemps, venaient
enfin. Elles ruisselaient en elle, brûlantes et douces comme un miel d’hiver.
— Aujourd’hui, n’emporte pas leurs
peurs et leurs superstitions avec toi. Aie confiance en ma patience, comme j’ai
confiance en toi. Tu crois que le dieu d’Abram n’est pas encore le tien. Tu es
certaine de ne L’avoir ni entendu ni senti. Pourtant, qui sait si les herbes de
sécheresse n’ont pas été la parole qu’il t’a adressée, à toi, Saraï, fille de
Puissant d’Ur, afin de te détourner de leurs vaines adorations ? Qui sait
si ce n’est pas le chemin qu’il t’a offert afin que nous puissions devenir mari
et femme ? À Harran, Il m’a dit : « Quitte la maison de ton
père. » Il ne m’a pas dit : « Éloigne-toi de ton épouse Saraï
qui ne peut pas transformer ta semence en enfant. » Ce qu’il ne veut pas,
Il le dit. Ce qu’il veut, Il le dit. Il me dit : « Tu es bénédiction.
Je bénis ceux qui te bénissent. » Qui me bénit davantage, jour après nuit,
que mon épouse Saraï ? Il m’a promis un peuple, Il me le donnera. Comme Il
nous donnera le pays qu’il m’a promis. Saraï, mon amour, ne te blesse plus avec
le couteau de la honte, car tu n’es fautive de rien et ta douleur est la
mienne.
Abram fit glisser la tunique de Sarah, la
fit retomber au sol. Il baisa son épaule et dit :
— Viens dormir près de moi. Cette nuit
et toutes les nuits, jusqu’à ce que le Dieu unique nous désigne le pays où nous
nous établirons.
Salem
Cela arriva moins d’une lune plus tard.
Depuis quelques jours, les collines où ils
se déplaçaient semblaient plus rondes et plus vertes. La poussière ne
recouvrait ni les feuilles des arbres ni les prairies. Il
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