Septentrion
les gencives, le crachat sur la Face, tatoués du triangle de la Trinité, de l’Œil et de l’Étoile, dévidant par leurs bouches moussues de salive le bobineau du fil à plomb. Dans la vase du fond, je me retrouve parfois moi-même brisé en morceaux, étendu sans vie dans toutes les régions de mon désespoir, tenant entre mes mains crispées le poids de mes anciennes paroles flétries, et autour de mes cadavres éparpillés les femmes que j’ai abandonnées dansent une gigue de douleur, jupes relevées sur leurs cuisses, le ventre ballonné, sexe lourd entre leurs jambes, comme une grappe d’œufs pendant sur leurs chevilles enflées d’eau. Elles ont, au préalable, écrasé mes visages à coups de pavés. Un rire déchiqueté reste au bord de mes lèvres. Je repose contre terre, inerte, sur le goudron mouillé de sang. Le mensonge germe dans chacune de mes narines. Un rameau de ciguë qui porte en guise de fleurs les corps tués de mes fœtus dont je n’ai pas voulu. Mes entrailles sorties baignent dans un sirop lacrymal. J’ai pleuré par les yeux des autres tout le mal que j’ai fait et tout se retrouve pour m’accabler dans cette rue déserte de mes morts innombrables. Voyez le travail de sape que la putréfaction a déjà accompli sur moi. Si je ne ferme jamais les paupières, c’est qu’elles sont trouées de coups d’épingles. Mes yeux peuvent rouler sur la table d’un instant à l’autre. Voulez-vous voir l’intérieur de ma boîte crânienne ? La dernière fois que je l’ai ouverte devant témoins, c’était pour dénicher un couple de chauves-souris qui y forniquaient jour et nuit depuis des années. Raffut abominable que la morphine elle-même était impuissante à calmer. Il y a toujours quelques chenilles ou quelques vers blancs qui s’en échappent au cours de la nuit pendant mon sommeil. Je les retrouve à demi écrasés sur l’oreiller en me réveillant. La peste est en moi. Et comme Dieu y est aussi, cela provoque un ravage continuel. Mais peut-être est-Il Lui-même contaminé ? Je ne sais. Je suis plein de villes démolies, éventrées, plein de bouches tordues par l’anxiété et la peur de l’homme, plein de visages et de corps abîmés par le travail et la famine. La seule musique que je puisse produire a le son des prières et des suppliques d’angoisse. Je ne me sers que du tocsin des morts, mon instrument préféré. Tout être qui m’approche repart en me laissant la meilleure moitié de lui-même. C’est une bien grande épreuve que de vouloir écrire, chère madame. Croyez-moi : ne vous en mêlez jamais, par pitié.
Sorti de ma crise, je vous promets de vous faire signe à la première occasion, car vous aurez du mal à me reconnaître. Je suis chaque fois un homme entièrement nouveau. Il m’arrive même d’être amnésique ou de changer de tête, d’habitudes, de goûts, d’amis, de maîtresses, de souvenirs. Comportement déroutant qui déçoit beaucoup en général les personnes qui me sont fidèlement attachées. Mais y en a-t-il encore ? En tout cas, nous tâcherons de reprendre la conversation où nous l’avons laissée, je veux dire dans ma braguette à hauteur du troisième bouton environ. Je rechercherai dans ma mémoire la date et le lieu de ce tête-à-tête qui s’est déroulé il y a un siècle ou plus quand je n’étais qu’un modeste petit ouvrier d’usine qui osait se permettre de décrocher un beau matin, libre et joyeux, sur une simple sensation aussi irréelle que celle d’un rêve où il était question de livres, d’atmosphère impalpable et autres subtilités d’un système nerveux déréglé incompatible avec la situation d’un homme qui a son pain à gagner.
Impossible de faire de tels rêves qui ne correspondraient à rien, voici ce que j’en déduisais. Et ces espèces de vertiges qui te saisissent sans que tu t’y attendes, ne sont-ils pas significatifs, eux aussi ? Tu es dans la rue et soudain quelqu’un qui n’est pas toi vient de briser la glace du poste d’appel. La sonnerie hurle. Résonne sur la ville entière. C’est la nuit profonde. Vide. La foule t’écrase, te bouscule, mais elle n’est plus composée que de fantômes en vestons croisés et robes de printemps. Ils sont morts. Tous. À la même seconde. Terrassés par un mal étrange qui n’a pas encore de nom. Par le mal qui est le tien et celui de ta race éprouvée. Ils continuent leur promenade du soir dans la fraîcheur bienfaisante, bras
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