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Septentrion

Septentrion

Titel: Septentrion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Louis Calaferte
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et de se maquiller dans la grande glace du fond, entre les bouteilles ! S’avancer vers elle. Montrer qu’on a de quoi. Le gros paquet. Qu’on s’en fout vraiment. Et que diriez-vous, mademoiselle , d’une randonnée de quelques semaines dans les pays enchanteurs que vous ne connaîtrez jamais ? La mer, matin et soir. Corps au soleil. La sieste et l’amour tant qu’on veut. En plein après-midi, à l’heure où le patron vous réclame habituellement pour dicter le courrier. L’effet que cela produirait dans le bistrot. Si elles seraient nombreuses à se laisser embarquer facilement. En emmener une. Correct jusqu’au bout. Lui faire attendre le moment qu’elle aurait accepté implicitement. Rien pour rien. Se dire, en la regardant se déshabiller la première fois, que ce n’est qu’un échange. Le troc. Que nous le savons l’un et l’autre. Que nous sommes là pour ça. Le juste prix de ce que chacun peut donner. Pouvoir se permettre cela une fois dans sa putain de vie. Changer de peau. Peut-être aussi de nom, par la même occasion. Laissez-moi me présenter : je m’appelle Wilfrid Murdock Espérandieu. Que dites-vous de cela ?
    Plus de déjeuner vite avalé entre midi et une heure, au restaurant proche du travail, frites recuites, molles, par paquets dans le chaudron de graisse bleue luisante, les tables bourrées les unes contre les autres, cohue, la nappe papier imbibée de gras, taches de vin mauves, l’angle déchiré pour la note, la bonniche en sueur, les pieds plats, cheveux volages et mousse de pellicules sur le col noir, la commande hurlée à travers la salle comble, enfumée, guichet au fond, les piles d’assiettes des autres qui attendent la plonge dans l’eau huileuse des bacs de cuisine. Tableau familier d’une grande fatigue, d’une grande usure insurmontable. Et le terrible instinct de nutrition qui domine tout. Manger. Ingestion. Carnage incessant. La nature se digère elle-même pour se reproduire. Des tonnes de cadavres froids dépecés dans le jus, sur les tables. Transfert des forces. Vaste orifice buccal en mouvement perpétuel. Dents, panses, boyaux et trous du chose. Un cycle. Salières, le poivre en grains, pain et moutarde passés de main en main par-dessus la tablée. Coude à coude du repas communautaire. Deux cents mâchoires cariées broyant le steak à nervures blanches, suçant la purée, l’épinard, les choux farcis des restes de la veille, les hors-d’œuvre variés, des rondelles de n’importe quoi trempées dans la sauce vinaigrette. Un vieux qui salive aux commissures, caissier depuis soixante et onze ans dans la même banque. A vu passer des millions, des milliards. À un sou près. Choisit tous les jours sur la carte les pommes vapeur et un fromage avec une noisette de beurre. Brouhaha général. Rumeur des conversations. Qu’ont-ils donc encore à se dire ? Il n’est cependant rien arrivé dans leurs vies depuis ce matin, depuis hier. Depuis l’âge grec. Se connaissent tous à fond. Habitués. Ont leur serviette en rond dans le casier. Leur litre de vin étiqueté. Leur place retenue. Comme au cimetière. Font des échanges gracieux d’assiette à assiette. Commentent la nourriture de la semaine. Perdent leurs cheveux, un peu chaque jour. Se voûtent. Ils engraissent. Glissent en douceur vers la mort. Toujours en mastiquant la même interminable bouchée, viande et légumes, pour laquelle ils se battent héroïquement contre eux-mêmes. Crèvent un jour, la bouche pleine. N’avaient pas pris le temps d’avaler. Leurs gueules congestionnées de chaleur. Tous tassés. Bousculés. Dociles. Soucieux. Vantards. Bien mis. Le costume de lainage mince un peu usé, frotté aux manches, aux revers, miroitant. La chemise qui fera encore pour aujourd’hui, soulignée au col, aux poignets. Décents néanmoins. Entretenus à la brosse, au détachant, à l’antimite pour que ça dure le maximum. La serviette passée dans l’encolure, dépliée en triangle sur la poitrine. Les pieds qui puent au ras du sol, mais c’est l’usage. La sueur fait partie du bonhomme. Entre les fesses aussi. Et sous les bras. Le jeune couple qui se pelote, furtif, cuisse contre cuisse sous la tombée de la nappe, bandant tous les deux, là sur leurs chaises, sagement, encadrés de toutes parts. Sourient de ça. Entre eux. Connivence. Se sont à peine vus ce matin en partant. Ne se reverront que ce soir, tard. Elle dandine. Frotte sur le siège. Discret. Imperceptible.

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