Septentrion
si l’on venait t’annoncer que Jésus réincarné visite les taudis du quartier ou prend un bain à l’étage au-dessous devant le personnel réuni. Combine bien à l’avance ce que tu veux dire et vas-y à fond, jusqu’à ce que ça s’arrête de couler. D’ici là, tu auras le temps de te faire une opinion.
Je relisais les quelques pages déjà écrites. Pas mal. Pas mal. Pourquoi pas ? Musclé en tout cas. Plein de vie. De l’instantané. Aussi bon sinon davantage que les tarabiscotages des petits scribes de service qui enfilent des brochettes sur les troubles psychologiques d’une ménopause dans les salons. Qu’est-ce qui ne va pas encore à ton avis ? Suffirait de s’élancer du bon pied sur la grand-route et d’en faire trois cents pages du même jet. Rien qu’avec la tripotée de tarés, de louftingues, de mégalomanes que tu fréquentes ordinairement, rien qu’avec leurs satanées histoires de famille, d’héritages, de femmes prises, laissées et reprises, les maladies, les césariennes, les divorces, l’espoir dans l’eau et les situations en attente, voilà, me semble-t-il, trois cents pages bien tassées et honni soit qui mal y pense.
Et ta propre histoire ? Et l’histoire de ton histoire ? Y songez-vous, jeune matelot ? Essaie un peu pour voir. En jouant par exemple sur une seule corde à la fois. Allegretto. Tes amis, Martin le toubib, Sicelli, Brandès, Sani, Wierne et toute la troupe.
Cela mis à part, cher maître, quoi de nouveau sur la calotte d’Orion et alentour ? Des bricoles… La vie courante, comme on dit si bien. J’en étais à peu près toujours au même point avec mes projets et moi-même. Ce qu’il est convenu d’appeler le point mort, pour aussi vivant que je fusse.
Il s’était simplement passé qu’entre le moment d’enthousiasme où j’avais pensé entamer sans trop de difficultés la rédaction d’un chapitre de mon livre – premier chapitre pour être tout à fait franc – et celui où je devais une fois de plus me rendre à l’évidence, désespérant de pouvoir jamais écrire une seule page qui se tienne, pas mal de temps avait coulé. En général plusieurs mois. Trois. Six. Ou davantage encore. Rapidité déconcertante du temps inemployé. Il semble que la fatalité s’acharne à vous tenir dans l’inaction. Impuissance à se mettre au travail. Tous les prétextes sont bons pour repousser d’une heure encore la rencontre avec sa solitude.
En mesurant parfois l’espace entre mes échecs répétés, j’avais l’impression d’avoir tout de même mis ce temps à profit, car il est vrai que je ne perdais jamais de vue l’idée de remplir un jour un nombre imposant de pages avec la somme de ce que j’avais pu penser, voir, ressentir, ne fut-ce qu’à l’échelon du trajet journalier en métro jusqu’au lieu de mon travail. Descente dans le gouffre. Inoffensif en apparence. Il n’en est rien, mais vous ne le saurez que plus tard. La musique que vous entendez en fond sonore est due au chef de train lui-même qui joue la Carmagnole sur sa petite sirène à air comprimé. Une vieille mélodie révolutionnaire démodée, mais qui chante au cœur, c’est pour ça… La rame s’approche. Fourgon des morts civils. Buée fade. Lavasse. Haleine incolore et désinfectants. Vase jaune des lumières métropolitaines. Retour au troupeau. Ça pue. Ça pue l’homme. La ferraille moderne bringuebale sur ses rails électrisés. Panique du rat civilisé. L’enfer est à l’étage au-dessous. À moins d’un mètre. À quelques marches. L’enfer à chaque carrefour. Dans chaque ruelle. Sous tous les porches. À domicile. Sous le paillasson. La vie qui perd ses étamines comme une vieille folle hystérique et chauve. Vous verrez la vie crucifiée par les couilles. Vous verrez Dieu servir d’épouvantail. Marie la Sainte être enculée par le bizness. Jésus l’Enfant à faire les tasses. La Trinité de pissotière. Vous verrez ça. Vous aurez vu. Ce sera bien tard pour rouspéter.
Or donc, moi, fils de la race déclinante, je descends tous les jours parmi vous pour écrire le Nouvel Évangile sur la glaire et le sang caillé qui obstruent mon aorte. Je circule en veston sous le cul des villes. Dans le gros boyau. Ténia d’un mètre soixante-seize, quatre-vingts kilos tout habillé, chaude-pisse, couronnes aux molaires, rhume en hiver et tout le saint-frusquin. Je grignote la rondelle de l’anus en feu pour calmer ma faim. La ville
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