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Septentrion

Septentrion

Titel: Septentrion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Louis Calaferte
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seulement jamais mis les pieds dans une exposition, vu de près le tableau ou l’œuvre dont ils parlent, ni ne se soient risqués au moins une fois dans leur vie à penser par eux-mêmes. Cette hargne imbécile contre tout ce qui présente le monde et sa vérité sous une lumière nouvelle, brutale, tragique, délivrée du vieux moule de l’ordre établi qui permet à la multitude de s’endormir chaque soir sur ses deux oreilles jusqu’au sommeil dernier dans la parfaite apothéose de la nullité triomphante. Cette haine de l’idée qui ne répond à rien que de personnel. Cette haine de la création qui n’emprunte pas les passages cloutés prévus à cet effet. Ils sentent pourtant, ils devinent bien au fond d’eux-mêmes et sans vouloir se l’avouer qu’il y a là quelque chose, quelque chose qu’il est impossible de réfuter par la seule dérision ou d’un simple haussement d’épaules indifférent. Une sorte de teigne implacable qui colle à l’épiderme et dont il n’est pas facile de se débarrasser, même par la colère, même par l’ignorance. Même par le mensonge. Le monstre à têtes innombrables prolifère en secret, n’importe où, puissant, à l’étage au-dessous du vôtre, sous vos pieds, pendant que votre femme chérie vous sert le potage aux fines herbes, ou que vous vous inquiétez des amygdales de votre rejeton. Quelqu’un fait le vide autour de lui, détruit, déblaie, brûle, meurt dix fois, cent fois s’il le juge nécessaire, afin de pouvoir un jour pousser son cri de détresse qui n’aura plus de fin ici-bas et retentira longtemps encore après que la planète en délire aura oublié querelles et massacres qui sont présentement notre pâture quotidienne.
    Agacé au début par le ton de raillerie voulue qu’il insinuait dans ses propos et aussi par son désir apparent de me cuisiner sur mes goûts et mes idées en présence de sa femme, peu à peu je commençais à me délecter en l’entendant s’embrouiller, se contredire d’une opinion sur l’autre, chevaucher les noms, les époques, les œuvres, abandonner rapidement un sujet lorsqu’il sentait que le terrain devenait trop casse-gueule, ou s’empêtrer lamentablement au milieu de paradoxes insoutenables, produits directs du bourbier où il était allé se fourrer jusqu’au cou depuis le commencement de la soirée avec la secrète intention de me voir danser la danse du scalp.
    De Dali, il n’était plus question qu’incidemment, par des retours fugaces de sa pensée de plus en plus compliquée à suivre, mentionné simplement à titre d’exemple. J’étais dans la tribune d’honneur, comptant bien assister à la mise à mort. Et il le savait. Et il voyait que je le savais. Penché vers lui, j’affichais un air de profonde attention comme si j’avais été captivé par ses paroles. Il avait posé sa pipe dans le cendrier. Trop affairé pour fumer. Se tortillonnait le cul sur sa chaise. La flammèche goguenarde qui lui éclairait l’œil au départ avait fait place à une sorte de qui-vive alarmé en opposition avec le reste de son gros visage poupard congestionné. Dès qu’il reprenait ses esprits ou semblait en passe d’exécuter un redressement de dernière minute, je lui lâchais une question perfide sur un point de technique que j’avais retenu de mes conversations avec Wierne ou Sicelli. Là-dessus, il repartait à fond, faisant feu des quatre fers.
    Encore une petite heure de corde raide, pensais-je, et il va te saquer de chez lui comme un vulgaire merdeux sans le sou que tu es. Demain, tu iras coucher dans les pâquerettes. Tout cela en l’honneur du génial Salvador qui n’en aura cure, luxueusement installé dans son capharnaüm d’étoiles de mer agonisantes, de mains torturées et de dés à coudre en trompe l’œil. Soit ! Le jeu n’en valait-il pas la chandelle ? C’était en fait ma pauvreté que je défendais du haut de la barricade. Les privations subies depuis des années maintenant. Les humiliations sans nombre reçues avec le sourire, les espérances continuellement déçues, continuellement renaissantes, mais avec chaque fois un peu moins de fraîcheur d’âme. C’étaient les chambres crasseuses. Ou pas de chambre du tout. Les soirées de cafard. Les longs périples sans but dans les rues hostiles de la ville. L’idée de suicide chevillée derrière le crâne. La femme que j’aimais et que j’avais laissé prendre par un autre, craignant de me couvrir de ridicule

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