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Septentrion

Septentrion

Titel: Septentrion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Louis Calaferte
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l’équilibre au bord du précipice et de pouvoir rater leur vie sur une seule maladresse ? Rares étaient ceux qui avaient cru bon de s’expliquer sur eux-mêmes et sur ce qui pourtant avait été leur seule raison d’être. Où était la preuve écrite de leurs doutes, de leurs échecs, de ce surpassement final de soi par une victoire durement payée ? Sans doute serait-il sage, dès le commencement, de se considérer comme un doux maniaque.
    En dix ans, j’avais dû connaître une bonne vingtaine de types de tous bords qui se prétendaient tourmentés par le démon de l’écriture. Gaubert ici présent n’était pas le moins affirmatif du lot. Brandès, Stols, Morillo, et Vercel à ses heures. Hécatombe de grande envergure. Ne restaient en définitive que de pauvres bougres qui défendaient chèrement leur croûte. Pourquoi aurais-je eu le privilège de tirer mon épingle du jeu ? Pourquoi moi ?
    Je finissais par me demander s’il n’était pas aussi raisonnable de rester sur ma chaise, attablé en famille, à ma place assignée par l’habitude, Gaubert devant moi, la serviette passée dans le col, le buste calé contre la table, un éveil de jouissance gourmande lui éclairant le visage et les yeux à la pensée de cette nourriture promise.
    Il y avait chez cet homme, lorsqu’il se préparait à manger, quelque chose de dominateur, de conquérant, comme s’il allait chaque fois devoir arracher de haute lutte son repas. Rien de surprenant à ce qu’il se fut, par exemple, laissé tenter, en revenant du travail, par une bouteille de vin cachetée, idée subite, il avait eu envie d’un coup de bon pinard et nous allions voir ensemble ce qu’il valait, la grande affaire de la soirée. La bouteille encore intacte trônant sur la nappe, détachée comme un bibelot de valeur. Dans cette maison, pas de confusion possible, la famille au complet était parfaitement charnelle. Tricotait de la fourchette avec une énergie empreinte de sérieux. Il aurait été vain, presque dérisoire, de vouloir les troubler par des considérations verbeuses ayant trait à l’inspiration et aux feux de l’esprit. Simone vous eût probablement décoché un regard de désapprobation choquée comme si elle vous avait pris en flagrant délit d’obscénité. Simone qui avait acheté deux sortes de jambon. Jambon de Paris et jambon fumé. Dans deux charcuteries. Le jambon fumé sortant de chez Desmortières, naturellement. Premier choix, provenance directe. On pouvait acheter les yeux fermés. Depuis que Desmortières s’était installé dans le quartier, les charcutiers du coin devaient s’en mordre les doigts. Figurez-vous qu’il n’y avait pas moins de quatre vendeuses maintenant ! Quatre vendeuses ! disais-je, sur un ton d’exclamation mi-admirative mi-incrédule, comme si cette nouvelle avait irrémédiablement dû bouleverser une part de mon destin futur.
    Ainsi orientée, la discussion suivrait son bonhomme de chemin, entrecoupée de remarques sur la saveur de ce que nous étions en train de nous envoyer de si bon cœur derrière la cravate, ou quelquefois légèrement dérivée par une question inopportune de la gosse que le dialogue des grands ennuyait ou qu’elle suivait avec peine. Le chapitre Desmortières entériné, ce qui aurait sûrement déjà pris un long quart d’heure, c’est le jambon de Paris qui se glisserait à son tour sur la sellette par la magie d’enchaînements que je ne parvenais jamais réellement à situer dans le cours de la conversation menée en souplesse par Simone lorsqu’il s’agissait de cuisine ou de problèmes ménagers. Maniait le gouvernail de si experte façon qu’on avait souvent l’étrange impression de s’être lourdement assoupi entre deux escales comme sous l’effet d’un abus de narcotique.
    L’ordre du service ne variait pratiquement jamais. Simone coupait une moitié de tranche pour Nadine et prenait le reste dans son assiette. Du bout de la fourchette, je piquais la tranche qui se trouvait devant moi, ramenais deux coquillettes de beurre et faisais passer le plat à Gaubert. Gaubert, mastiquant, savourant, tournant et retournant sa bouchée. Il avalait. Passait un bout de langue sur ses lèvres rondes. Pas mauvais, hein ! ce petit jambon ? Mon appréciation se traduisait, toujours en langage mimé, par une moue fortement accentuée qui allait dans le sens de l’acquiescement. La cause était entendue. Gaubert et sa femme ne chipoteraient plus

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