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Septentrion

Septentrion

Titel: Septentrion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Louis Calaferte
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mots s’opérait déjà en moi en songeant à un épisode de ma vie qu’il était d’ailleurs urgent de consigner sur le papier pendant que je me rappelais encore tous les détails. Souvenir qui en amenait un autre. Cent autres. Heureux carambolages. Le moteur lancé. Dix mille tours-minute au bas mot. Sicelli avait rechargé la pile. Je fonctionnais à plein. Je revoyais quantité de scènes du temps passé qui me paraissaient soudain enfantines à raconter, à faire vivre par le scintillement des mots. Des descriptions de lieux que j’avais apparemment oubliés, mais la mémoire répondait au premier appel, docile, méticuleuse, restituait plus encore qu’on ne lui demandait. Je mettais une marque distinctive sur chaque visage d’autrefois. L’étiquette de référence. Date, provenance, objet, durée du séjour et destination probable, encore que nul ne puisse jurer de rien. Par exemple, il se pouvait que j’eusse éprouvé un plaisir intense à caresser du bout des doigts pendant une soirée les cheveux d’une femme dont je n’avais peut-être jamais su le nom. C’était cette jouissance strictement épidermique qui se réimprimait en moi, aussi vive. Nombre de particularités du même ordre qui se présentaient à l’inventaire. L’odeur d’une peau, d’une rue déterminée à une certaine heure de la journée ou de la nuit. Il y avait de la sorte maintes sensations qui s’étaient greffées d’elles-mêmes dans le souvenir, l’atmosphère d’une chambre par un jour de grand froid, un éclat dans la faïence grisâtre d’un lavabo, de longs fragments de conversation avec des amis, qui me revenaient distinctement, presque mot à mot. En me concentrant davantage, j’avais l’impression que j’aurais pu répéter ma dernière réplique sur le ton exact qui avait été le mien, trois ans, quatre ans, cinq ans plus tôt. Quelqu’un me parlait d’abondance cette nuit-là, c’était une nuit, et j’essayais vainement de détourner mon regard du petit bouton à germe blanc qui se gondolait dans les plis de la bouche de cet interlocuteur, disloqué, bringuebalé par le mouvement des lèvres, suivant la forme abstraite des mots prononcés, gigue diabolique qui accaparait toute mon attention, tandis que les noms de Blake et de Fuselli traversaient l’air et restaient un long moment suspendus au-dessus de nos têtes comme des chapeaux oubliés sur la patère d’un portemanteau de brasserie après l’heure de la fermeture.
    Blake et Fuselli. Encore cet animal de Brandès qui faisait de la broderie au crochet autour d’un motif occulte dans lequel il était le seul à pouvoir distinguer le fil conducteur. Est-il sur le point d’écrire une monographie de Blake, ou vient-il justement d’y renoncer ? Vu de près, Blake est trente mille fois moins passionnant que ne le laisse supposer sa légende. Brandès peut fort bien vous expliquer pourquoi si vous avez deux ou trois nuits entières à lui consacrer. Il vous fera asseoir sur une chaise dépaillée, Alice, sa dame de cœur, s’emparera d’un tabouret, vous aurez Brandès en face de vous, étendu sur son lit défait, et, l’écoulement des heures étant exclu de son optique philosophique, il vous prouvera, comme toujours, la voix flasque, désabusée, qu’il n’avance rien à la légère. Un regain d’animation se produira en lui lorsque son embarcation se trouvera bloquée en plein golfe Persique par la canicule kafkaïenne. Car il sera fait mention de Kafka. Un peu plus tôt, un peu plus tard. Quel qu’ait pu être l’itinéraire choisi et si éloigné fût-il de Prague la dorée. Kafka est l’un des ornements traditionnels de l’isba messianique du mage Brandès roulé dans une couverture sale. Va de pair avec le bouton de pus près de la lèvre. Ou sur la pointe du menton. Ou carrément sur le bout recourbé de son tarin. Ou à n’importe quel autre endroit qu’il vous plaira d’imaginer : boutons, abcès dentaires, débuts d’anthrax, champignons de peau et conjonctivite épisodique plus ou moins aiguë étant le lot normal de ses petites misères corporelles. C’est un volume entier qu’il aurait fallu lui consacrer. D’ailleurs, tous ceux à qui je pensais, qui rappliquaient au galop, tous ne méritaient-ils pas un volume particulier ? Puisque c’était sur eux tous que je voulais et que je devais écrire. Puisque à l’aide de leur ombre déjà fanée c’était l’épure de mon portrait fidèle qui se dessinerait

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