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Septentrion

Septentrion

Titel: Septentrion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Louis Calaferte
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maintenant que sur des questions de détail, l’arôme de fumé était peut-être un peu corsé, mais c’était affaire de goût personnel. Pour avoir l’air de ne pas me désintéresser tout à fait du débat, je prétendais parfois qu’en ce qui me concernait, au contraire, je le trouvais juste à point. C’est qu’on est tellement habitué à se voir refiler de la saloperie de tous les côtés ! Dans l’ensemble, le commerce était devenu un coupe-gorge. Gaubert avait des tas d’idées là-dessus. Ses parents n’étaient-ils pas du bâtiment ? Dans la bonneterie. Bon sang ! il se souvenait encore de son père, avec quelle probité il avait tenu boutique pendant trente-trois ans. Voilà un caractère ! Droit. Intègre. Pas d’histoires. D’ailleurs, sa mère en avait vu de dures avec lui. Un sou était un sou, il ne sortait pas de là. N’est-ce pas, Simone ? Elle l’avait connu dans les dernières années de sa vie. Elle pouvait dire quel homme c’était. (Par une phrase qu’elle avait dû répéter plusieurs centaines de fois depuis son mariage, j’entendais Simone témoigner en faveur de son beau-père, commerçant exemplaire occis dans sa dignité sans reproche.)
    En marge de ces évocations, je roulais distraitement une boulette de mie de pain entre le pouce et l’index.
    L’univers familial de Gaubert, auquel il faisait allusion chaque fois que s’en présentait l’occasion, ne suscitait en moi qu’un chapelet d’images mornes, grumeleuses, d’un mortel, d’un insurmontable ennui chronique, sans une goutte de sang, sans un pétillement de vie. Portraits d’ancêtres datant du Neandertal et recouverts d’une épaisse couche de poussière protectrice qui vous enfume la bouche dès qu’on se mêle de les déplacer. Papa, maman, la noce, l’anniversaire. Dans des cadres de bois noirs festonnés. Que nul, jamais, n’ait la pensée baroque de faire revivre ma mémoire un soir en famille ou devant des amis, c’était la grâce que je me souhaitais. Du train où ça allait, il y avait du reste peu de chance pour que je laisse de la graine après moi. Personne pour déconner à mon sujet. Paix à mes cendres. Je suis tout seul, je me débine, rideau, on boucle. Ça ne regarde que moi. Le grotesque de ces morts qu’on balade sans arrêt sous le nez des autres à titre d’exemple, de méditation, de souvenir attendri. À force d’être exhibés de la sorte, les malheureux finissent par ne plus savoir comment se tenir en société. Dans leurs vêtements d’époque. La mode macchabée. Avec la moustache en crocs. Le veston riquiqui. Les principes tartinés sur la gueule. Si minables. Laissez-moi roupiller d’un vrai sommeil de détente !
    Nadine demandait si papa parlait de grand-père. Oui, ma chérie. De grand-père le boutiquier austère qui se serra la ceinture et la serra à sa connasse de femme pendant quarante ans de vie conjugale lugubre en prévision de l’avenir essentiellement incertain, transes épouvantables, de peur de la sauter plus tard. Donnez-nous notre pain quotidien et puis, à côté, un petit surplus pour les économies du ménage. Notre pain de rapine, si amer, si chichement découpé en rondelles parcimonieuses, qu’il vous reste ensuite sur l’estomac comme un sac de plâtre. Additions, décomptes et vérifications tous les soirs au coin de la table dans la cuisine sans aération empuantie par les odeurs persistantes de graillon. Un enfant à nourrir et à élever dignement, petit bourgeon pansu sur la branche généalogique. Porte toutes nos aspirations, tous nos rêves en veilleuse. Fils unique. Qui moisit aujourd’hui dans l’un des innombrables bureaux de l’entreprise industrielle aux multiples succursales dispersées à travers le monde. Figure au registre des salariés sous un matricule de configuration anonyme. Serait remplacé demain au pied levé par n’importe quel outil perfectionné. Tire néanmoins ses huit heures sans rechigner pour élever à son tour la gentille petite Nadine au sourire délicat qui, un jour prochain, dans les dix ans à venir, se fera enfiler avec bonheur par le coco de ses amours qui ne manquera pas de l’enceinter, la cascade continue et de cette façon les hommes n’ont pas de fin sur terre, hop-là ! (Essayez d’imaginer comme je le faisais la matrice d’une gosse de huit ans quand elle sera en état de fonctionner. Rien que pour la particularité de l’impression qu’on en retire.)
    Imaginer Gaubert

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