Septentrion
m’entretenir.) Elle voit les dégâts qu’elle a causés sur les draps et me sourit malicieusement. Sourire qui s’égoutte de son visage comme si elle continuait de jouir par les yeux et par la bouche. Sourire d’orgasme.
— Ke faites-vous, mon petit chéri ?
Que puis-je faire, Nora ? Comment vous expliquer ce qui se passe ? Connaissez-vous l’histoire du perroquet blanc ? Non ? Alors, le plus simple est de dire que je crée. Que je crée sans répit. Comme un forcené. À la façon d’un rouleau compresseur. Ou d’une araignée tissant sa toile, si vous préférez. Suspendu au bout de mon fil qui traverse les océans asséchés, les cratères, les pendules, la matrice de ma mère, les testicules paternels, le ventre et les reins et les mains et les jambes et le sexe et les yeux et l’âme inconnue de la seule femme que j’aie aimée, et le cul de toutes celles que j’ai fourrées, et Dieu sait quoi encore ! Je dévaste. Je brûle. J’arrache un par un les arbres de Brocéliande. J’endigue. Je reproduis. Tout cela en moi-même comme bien s’entend. D’un seul mouvement de la pensée et sans pour autant cesser de m’astreindre aux besognes rémunératrices de tous les jours, de m’intéresser un peu à ce qui se passe çà et là dans le monde ou même de faire aller ma queue d’avant en arrière à la cadence désirée. Ce travail harassant dans le but de me mettre sous la dent au repas de midi une graine de vérité que je recracherai peut-être aussitôt à cause de son amertume. Je vais dans l’inconnu avec des yeux d’aveugle voir si je trouve mon reflet sur la face interne du miroir dépoli. Gymkhana héroïque. C’est à la fois l’accomplissement de mon propre miracle et de ma propre damnation.
Je crée.
Au vrai, je viens d’achever le troisième volume d’une rhapsodie ovarienne sur le mode stridulent. Œuvre unique en son genre. Le personnage central était une mante religieuse aux prises avec un gastéropode des mers septentrionales. C’est l’étude de leur accouplement saisonnier qui me passionnait. Sujet d’une grande profondeur humaine. J’aurais aimé vous en lire quelques passages. Malheureusement, tout s’est effacé à mesure que je composais sous l’emprise de l’épilepsie. Je ne sais plus où sont passés les manuscrits. Je crois me rappeler en avoir dispersé une partie, quelque cent mille pages dactylographiées, une nuit où je venais d’avoir la nette certitude de mon immortalité après m’être suicidé à trois reprises en me jetant la tête contre les murs. Il me semble revoir tous mes amis en larmes autour de ma dépouille dans la chapelle ardente que les autorités débordées avaient dressée en hâte à même le trottoir devant mon hôtel. On murmurait que j’avais été lynché. Par moi-même, bien entendu. Quelques femmes que j’avais connues autrefois, la plupart sans intérêt, essayaient à force d’exemples et de recoupements de s’expliquer entre elles ma nature tortueuse et d’imaginer pourquoi j’avais bien pu les plaquer les unes après les autres, tenant chacune à leur version qui n’avait aucun fondement dans la réalité, encore qu’à les entendre je ne fusse plus sûr de rien. C’est à elles que furent distribués, selon mes volontés dernières, les manuscrits les concernant. Cela devait se passer le lendemain de la session d’été du Jugement dernier. Songez que je suis mort plus de vingt fois au cours des cinq dernières années. Mort et enterré avec les sacrements de notre sainte mère la jacassante Église qui avait à peine fini de refouler mon cercueil qu’elle devait déjà préparer pour moi les fonts baptismaux. Jean lui-même s’est dérangé plusieurs fois pour l’office du baptême, venu exprès à pied de la Judée rébarbative. Qui l’eût cru ?
Je n’écrivais donc jamais qu’en marge des événements.
Sur ce, et pour clore notre joyeux tête-à-tête de la journée, Mlle Van Hoeck, qui, à ce que je vois, n’a pas compris un traître mot de mes propos, me lance ses cuisses autour du cou, non sans humour, et je me retrouve à mille lieues, sur des terres incultes, nez à nez avec cette excavation stupide qui attend que je lui donne la réplique. Du bout de la langue.
3
Pique-nique de la vie, ainsi interprétais-je ma rencontre avec Nora.
Cette conjoncture que rien ne laissait prévoir dans mon horoscope de l’époque était si paradoxale à tous points de vue que je me décidai
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