Septentrion
chéri t’emmerde, espèce de grosse putasse ! » répondais-je mentalement, dans un sourire niais.
Terme à la criaillerie de ces deux perruches égosillées, sauf dans le cas où Jiecke avait explosé en larmes au milieu du tournoi, chialant avec de gros souffles allongés, des bulles sur les lèvres, les yeux dilatés, bleus, bêtes, bovidéens, s’amenant si près des paupières que je me demandais toujours s’ils n’allaient pas finir par gicler des orbites et venir atterrir mollement en fin de trajectoire, se gluer dans la framboise. Jiecke restait plantée sur ses pieds au milieu de la chambre, se torchait le nez avec un mouchoir ou un pan de son tablier si elle n’avait rien d’autre sous la main, gonflait, crachait l’air, l’eau pissant sur ses joues rondes, en ravalant une partie avec le bout de la langue. On avait ce tranquille sentiment que cela pouvait se prolonger une heure aussi bien qu’une journée ou même une semaine de suite. Que cela pouvait n’avoir pas de fin en ce monde. Nora n’intervenait qu’au bout d’un moment, vraisemblablement pour laisser à Jiecke le temps de se pénétrer de sa culpabilité. Elle me prenait à témoin des difficultés qu’elle éprouvait à faire marcher la maison. Ça devait faire des années qu’elles repassaient ensemble la même scène. Jiecke murmurait quelque chose en vagissant. Alors, je voyais Nora se dresser, offusquée, robuste, marcher sur elle, l’attraper par les épaules et la secouer durement à bout de bras en lui catapultant un chapelet de phrases aiguës à deux doigts du visage. Se tournant ensuite vers moi, écarlate :
— Elle dit ke je suis une mauvaise femme ! Ke elle veut partir dans la Hollande ! Retourner ! Là-bas enkore elle dire ke je suis mauvaise femme komme elle dit maintenant là. Zunck !
En colère, elle ajoutait à tout ce qu’elle disait cette onomatopée qui m’avait l’air d’un bouchon de mastic qu’on colle, fou de rage, sur une fuite d’eau qui vous empêche de dormir depuis des heures. Zunck ! Je me préparais à subir encore un court échange de balles entre elles, puis, Jiecke, molle comme un biscuit trempé, se précipitait sur la poitrine de sa patronne qui lui ouvrait les bras et c’était la minute de consolation, le pardon, les accordailles, les ronronnements de chattes hystériques apaisées, les embrassades. Les voix retombaient au diapason normal. On pouvait attaquer le premier pot de confitures.
La bagarre achevée, j’avais droit à un baiser de Mlle Van Hoeck qui, avais-je noté, prenait un certain plaisir à me peloter, à faire des commentaires sur la nuit passée ou à me fourrer sa langue entière dans la bouche en présence de Jiecke. Et probablement que l’autre ne détestait pas ça, car à deux ou trois reprises, ayant eu à passer tout de suite après dans la cuisine, je l’avais trouvée spécialement frétillante, rieuse, l’œil de traviole sur la braguette de mon pyjama plus ou moins fermée. Point d’histoire que je me promis d’élucider par moi-même à la première occasion.
Il n’était évidemment pas question de se faire servir au lit en raison des nombreux plateaux que nécessitait l’attirail du petit déjeuner. Trois au minimum tous les matins. À quoi il convenait d’en ajouter encore un ou deux lorsque Mlle Van Hoeck réclamait deux œufs au bacon ou un bifteck haché avec œuf à cheval, parsemé de petites câpres qui, à cette heure matinale, me faisaient penser à des furoncles verdâtres. Cette mélasse rouge et jaune me levait le cœur. Touillée dans l’assiette, énergiquement, par la poigne solide de ma Nora au grand sexe, en femme qui sait ce que c’est que la nourriture, qui sait ce que c’est que le besoin de manger quand on a faim, fut-il minuit ou sept heures du matin.
Ma grande stupéfaction en mettant le pied dans la maison avait été la découverte du réfrigérateur que Jiecke avait pour mission de tenir garni d’un bout à l’autre de la semaine. Merde ! Je fus pétrifié en ouvrant la porte. Les clayettes débordaient de nourriture en réserve. On se serait cru à la veille d’une de ces grandes famines moyenâgeuses. Quartiers de viande cuits et crus. Petits sachets de langoustines décortiquées voisinant avec les fruits au naturel, les boîtes de bisques, les cornichons en conserve, la crème, les filets de saumon frais dans des récipients de plastique, six ou sept variétés de fruits, les plus beaux, les
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