Septentrion
sur-le-champ à lui faire une petite place dès que possible dans le livre que je devais écrire.
Et depuis, à chacune de mes tentatives avortées, Mlle Van Hoeck est fidèle au rendez-vous que j’avais fixé pour elle, patientant sagement dans l’antichambre, immuable, clouée sur le mur du temps. Les cheveux décolorés, tirant sur le rouge brun. Un chapeau insensé sur la tête. Sorte de grande aile d’oiseau antédiluvien amidonné en plein vol. Une robe serrée aux fesses, mais néanmoins assez large dans le bas pour lui permettre, une fois assise, d’écarter les cuisses comme si elle allait sortir de son sac la poire à lavement et s’enfourner la canule en public. Série de bracelets à pendeloques dont il me semble encore entendre le cliquetis. Immenses boucles d’oreilles qui lui battaient les joues. Bagues, colliers, clips, anneaux, médaillons. Toute la batterie des ors et perles au premier plan. Les lèvres larges. Bombées. Le nez aux ailes creuses. Taches de rousseur jusque dans le bleu des yeux. Le torse toujours parfaitement droit, nichons copieux. Le cou à peine vieilli. Résultat d’une hygiène et d’une discipline corporelles inflexibles qui avaient au moins l’avantage de me procurer d’inoubliables parties de rigolade lorsqu’elle exécutait devant moi ses mouvements d’entretien et d’assouplissement en petite culotte et soutien-gorge, les fesses drues, cul hydropique, débordant à droite et à gauche, sur les côtés, en dessous, des fossettes larges comme deux doigts au sommet des cuisses, bulbes de chair fraîche, consistante, rose rousse.
Mlle Van Hoeck évitait en principe le repas du soir pour surveiller son poids. Repas qu’elle compensait largement le lendemain matin au lever. Je crois bien n’avoir plus jamais repris de petits déjeuners aussi complets qu’en sa compagnie. Quatre sortes de liquides, tous les matins. Thé, thé de Ceylan, à peine additionné de lait, chocolat fort et onctueux, café noir, lait à volonté, la bouteille glacée trônant au centre du plateau, décapsulée. Pain ordinaire en tranches grillées. Pain de mie. Biscottes. Croissants et brioches tièdes. Confitures variées. Un petit pot de chacune, étiqueté, cacheté, daté. À savoir : confitures d’abricots entiers aux amandes pilées, pêches de vigne, groseilles, framboises, prunes blanches et noires et confiture de roses dont elle raffolait. Elle bouffait à elle seule, en moins d’une semaine, le stock que Jiecke, la bonniche amenée de Hollande dans les bagages, rapportait chaque samedi pour quinze jours. Beurre fruité à saveur de noisette qu’il fallait aller acheter à l’autre bout de la ville, trois ou quatre fois par semaine, dans une crèmerie soi-disant réputée pour ses produits qu’on aurait pu sans mal trouver n’importe où ailleurs, mais Mlle Van Hoeck avait ses lubies qu’il ne fallait pas contrarier.
En ce qui concernait la nourriture, elle se montrait d’une rare exigence, pointilleuse, récalcitrante devant un morceau de beurre qui n’avait pas une teinte uniforme, un peu plus ou un peu moins jaune par endroits, détail imperceptible qui motivait de longues explications suivies de longues engueulades entre elle et Jiecke. Le tout dans la langue du pays. Rauque. Épineuse. À elles deux, elles réussissaient en braillant chacune de leur côté une orchestration pour accompagnement de delirium en vase clos avec toute la nichée des gosses qui hurlent de terreur. Baragouin d’oies saoules. Difficile à avaler, surtout au réveil. Bien que Mlle Van Hoeck, vernie d’éducation, eût chaque fois l’élégance de s’excuser de ces débats avec sa bonne, avant et après la dispute. À son idée, il devait être désagréable pour moi de ne pas comprendre ce qu’elles disaient en raclant de la gorge. Dernier de mes soucis. Elles auraient pu s’égorger sur le tapis persan que je n’eusse même pas fait mine d’intervenir. Elle ne supposa jamais que ce n’était pas leur dialogue, mais leur putain de langue qui m’exaspérait à un point indescriptible.
Quand la discussion tirait sur sa fin, elle semblait s’apercevoir à nouveau que j’existais et me prenait pour point de chute :
— Le petit chéri ne komprend pas ce ke vous dites, Jiecke ! Jiecke, taisons-nous tout de suite ! Ce ne est pas pôli pour lui, ni distraktionnant, pauvre petit chéri !
La voix perçante. Greluche. Toujours un ton au-dessus. La crécelle. « Le petit
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