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Septentrion

Septentrion

Titel: Septentrion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Louis Calaferte
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c’était encore Jiecke qui nous fournissait la meilleure matière. Je n’ignorais plus rien d’elle. Dernier contrefort de nos conversations. Elle essayait bien de me questionner sur l’existence que j’avais menée avant de la rencontrer, mais outre que j’estimais n’avoir rien à lui révéler de moi, je savais que, même en me laissant aller, elle ne pourrait me comprendre. Autant parler chinois. Entre nous il y avait juste un petit gouffre assez spacieux pour contenir au large une moitié d’humanité. La sienne. Sans l’attrait du sexe nous aurions continué de nous regarder par-dessus la barricade. Il est bon d’ajouter que je piquais des rages muettes quand elle abordait le chapitre de l’argent qui n’avait jamais soulevé aucune difficulté pour elle. Il lui suffisait d’ouvrir son sac à main. Ou de faire un saut à la banque.
    Je n’arrivais pas à me faire à cette idée de passer à la banque quand les fonds étaient à plat. C’était si bougrement simple qu’on ait songé à payer une escouade de types uniquement pour garder votre argent, le totaliser, l’encaisser, le rembourser, le mettre en piles dans les coffres avec votre nom dessus et vous le restituer à la première demande sans que jamais il manque un centime de la somme. C’était si parfaitement conçu, si absurde, si parfaitement immoral qu’une gonzesse comme elle pût avoir des employés à sa disposition rien que pour lui verser du fric chaque fois qu’elle en avait besoin, ça m’avait tellement l’air de fonctionner sur du vent, tout cela tellement fragile, à la merci d’un énergumène qui s’aviserait un beau matin de changer les coutumes, que je gardais le secret espoir qu’un jour, lorsqu’elle se présenterait au guichet grillagé, on lui annoncerait poliment que la mécanique avait craqué dans la nuit. Simplement craqué. Pour un motif inconnu. Et aucune chance de la voir se remettre en branle avant longtemps. Veuillez accepter les excuses de la Direction et du Personnel réunis, n’oubliez pas le portier en chômage, un mutilé de la guerre de Cent Ans. Demi-tour, en avant marche ! Vous pouvez regagner votre domicile, mais je ne saurais trop vous conseiller de faire un crochet par le bureau de placement en rentrant.
    Régal pervers que d’imaginer Mlle Van Hoeck sans un. Dans la misère. Même pas la vraie misère. Tout juste dans la gêne comme je l’étais moi-même.
    Comptant et recomptant le grain des semailles, la trouille au ventre. Existence de fourmi en circuit fermé. Vaine obsession de joindre les deux bouts. Que diriez-vous d’une petite expérience de ce genre, à blanc, dans l’absolu ? Je calculais approximativement le temps qu’elle tiendrait en bazardant les bijoux, sa voiture, deux ou trois manteaux de valeur qui dormaient dans la penderie sous la naphtaline, quelques bibelots, un peu de vaisselle et la vieille garde du mobilier d’époque enroulé dans les tapis. En supposant qu’elle réduisît de moitié son train de vie coutumier, elle n’en avait pas pour plus de huit à douze mois. Et après, chère Nora ? Incapable de vous débrouiller par vous-même, n’est-il pas vrai ? Rien dans les mains, rien dans les poches. Pute, à la rigueur. Et encore pas du dernier arrivage. Imaginez que, par hasard, votre époux de Hollande prenne idée de vous couper les vivres. Peut-être ce jour-là, me croisant dans la rue, n’oserez-vous même pas me faire signe. La misère est un tel anonymat. Si la bande des poivrots, des mendiants, des parasites, des cinoques, si tous avaient une chance de se faire connaître nominalement, de venir à domicile, de s’asseoir dans le fauteuil en face et de déballer leur sac, posément, avec les redites, les oublis, les lacunes, les mensonges que ça comporte, sans haine et sans crainte comme on dit, s’il y avait seulement sur terre un endroit où ça puisse se passer de la sorte, c’en serait fini à tout jamais de l’angoisse et du doute. Aujourd’hui le Dieu d’Amour et de Conciliation allume les lanternes, réjouissez-vous ! Le salaire de notre malédiction, c’est que l’homme soit partout étranger à l’homme. Rares furent ceux qui, me connaissant, refusèrent le geste secourable que j’attendais d’eux. Le mal n’est pas l’argent lui-même, mais le fossé que l’argent creuse autour de lui. Par peur. Nous vivons sous la couverture.
    Vagabondage sur la corniche extérieure au sommet des fortifications capitonnées

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