Septentrion
élevées en pleine campagne du délire.
Où étions-nous exactement ? Si isolés. Si indifférents l’un pour l’autre. Nos ombres cacochymes se poursuivent dans l’escalier en spirale qui mène aux catacombes de ce palais des vents fous. Comment se fait-il que de son côté cette femme ait suivi la même route astrale jusqu’à m’atteindre dans ma retraite ? Qui a pu nous conduire ici ensemble dans cette chambre luxueuse qui ne fait partie d’aucun de mes souvenirs ? D’où provient cette erreur terrible ? De nous deux, personne n’est vraiment chez soi. De quoi parle-t-elle depuis son arrivée, neuf siècles plus tôt ? Sa voix me parvient à travers une série de filtres superposés. Il m’arrive même d’oublier qui elle est et pour quelle raison je consens à lui tenir compagnie au milieu de la nuit, assis sur le bord d’un lit mortuaire pendant que la vie effrénée continue sa marche sans nous, sans moi, un peu plus loin, au-delà des doubles rideaux d’épais velours sombre. Il me semble alors que mon véritable rôle est de la poignarder sur le matelas humide, d’éteindre les lumières et d’aller vers la sortie. À pas de loup pour ne pas éveiller le fantôme de Jiecke, servante modèle de l’âge néolithique. Au-dehors, c’est peut-être le temps de la Saint-Barthélemy ou celui de la Renaissance glorieuse. Ici nous nous agitons pour un semblant d’amour. Nous essayons des conversations insipides compliquées de mots ou de phrases intraduisibles. Et soudain cette femme va se lever et réclamer à manger. Seul réveil dont nous soyons encore capables. Il ne restera plus ensuite qu’à forniquer copieusement avant de recommencer à parler sans nous entendre jusqu’à ce qu’elle se lève à nouveau poussée par la faim. Nous nous sommes mués peu à peu en petits insectes aveugles, couleur de terre, trottinant sans fin, sans but, dans un tunnel circulaire. Nous croisons nos antennes par habitude en nous rencontrant dans l’ombre. Je dépends corps et âme du règne obscur de la femelle tyrannique. Mlle Nora a revêtu sa carapace thoracique, attaché ses élytres et s’apprête au vol nuptial souterrain, fixant sur le monde mâle son œil parabolique convulsé de folie et d’envie homicide. Si je tirais brusquement le drap qui la recouvre, je la surprendrais en train de couver le ganglion immonde d’une chaîne d’œufs minuscules qu’elle vient de pondre alors que je finissais à peine de la caresser.
Vers minuit une heure du matin, grillant une dernière cigarette pour occuper le temps de la transition, je parlais de rentrer chez moi.
Au début, pas d’entrave, pas d’accroc. Délicieuse et compréhensive. Admettait fort complaisamment le régime séparé. Tout marchait à merveille comme je l’entendais. Il était rare qu’elle me retînt la nuit entière. Ayant eu son compte et même un peu plus.
— Chérie, disais-je gentiment, il va falloir que je m’en aille, n’est-ce pas ? Il se fait tard et vous devez dormir aussi…
Acquiescement. J’éteignais le grand éclairage de la chambre, ne laissant allumée près d’elle que la lampe de chevet. La clarté ovale calfeutrait l’oreiller blanc. Et sa tête sur l’oreiller blanc. Cheveux incendiés. Brindilles de lumière. Elle avait dû être belle en son temps. Si on passait l’éponge sur les petites rides des paupières, à l’angle, autour des yeux, les plis de la bouche, sur ce filigrane limpide du vieillissement. C’était encore à tout prendre une femme acceptable.
Baisable, quoi ! De cette façon, embuée de lumière douce, elle était agréable à contempler. Filet bleu du regard entre les paupières mi-jointes. L’étincelle qu’y déposait la lampe. Point de suture éblouissant. À quoi devait ressembler le premier homme qui s’était avancé vers ce visage de jeune fille, qui avait osé en approcher ses lèvres, le cœur étouffant, acte fervent de pur amour suspendu dans l’éternité des hommes comme un îlot imprenable. S’était-il extasié de son sommeil à elle, heureux seulement de la sentir vivante et présente ? Avait-il posé tendrement sa tête sur l’épaule nue, la bouche rivée à cette mince pelure de peau intacte ? Mis le doigt à cet endroit du cou où vient battre le sang ? Soulevé le sein dans sa paume pour entendre de près le cœur vivre à l’oreille ? Avait-il connu alors cette minute surnaturelle qu’aucune mort humaine ne peut atteindre, plus près
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