Septentrion
Mlle Van Hoeck dans sa chemise de nuit saumon à volants noirs, ses cheveux agglutinés en touffes au sang sorti de ses narines. Un peu plus loin, il y aurait un râtelier jauni abandonné par mégarde au moment de la panique finale dans la vitrine d’un grand magasin, témoin absurde de la civilisation du fer. Un vieillard décapité, accroupi, dont les mains tâtonnantes essaieraient de rassembler les débris d’un monocle brisé entre les pavés. Ou un pénis de cheval à demi sorti de son fourreau de poils, se contorsionnant dans la rigole comme un long ver rouge – pourquoi pas ?
Je marche. Je suis seul dans ce grand calme hachuré de l’ombre. Silhouette de contre-plaqué découpée au ciseau à froid. Le but de ces flâneries était surtout, je crois, de me laver le cerveau. Bain de jouvence. En quittant l’appartement j’avais comme la sensation de me retrouver chaque fois en piteux état. Ayant besoin de me changer les idées après la traditionnelle soirée de tripotages et de palabres à dormir debout. Ayant besoin de parler de tout autre chose avec quelqu’un qui me comprenne, d’entendre un son de voix qui me réconcilie avec moi-même.
Je faisais un saut chez Wierne qui travaillait toujours très tard la nuit dans le petit atelier qu’il s’était aménagé au troisième étage d’une bicoque de la proche banlieue. Seule lumière encore brillante dans sa rue pelotonnée.
Disposé ou non, Simon vous recevait chaleureusement. Debout devant la toile en train, les jambes écartées, deux ou trois pinceaux entre les dents, il continuait de peindre comme si vous n’étiez pas là. Je m’asseyais derrière lui et même si nous n’échangions qu’un mot tous les quarts d’heure, ça allait comme ça. Je le regardais travailler et j’étais bien. Ça me remettait en forme. Plus de Van Hoeck, plus de Jiecke, plus rien de cette sauce émolliente dans laquelle je m’enlisais. Si ça avait pu se faire, je lui aurais laissé mon biniou sur la table et ne serais apparu chez elle que de loin en loin pour toucher ma petite gratification.
La différence entre l’appartement et mon hôtel était trop brutale. Le luxe, l’argent et tout ce qui en découle de bien-être. De l’autre côté, la gueule renfrognée du taulier que je dérangeais dans son premier sommeil, surgissant en pyjama au fond du couloir, un manteau jeté sur les épaules, venant lorgner à travers la porte vitrée, les cheveux en flocons sur le crâne, pli mauvais à la bouche, ses pieds nus traînaillant dans des savates aux talons écrasés. Coup d’œil inquisiteur, puis il me faisait poireauter dehors devant la porte par mesure de représailles. Humiliations mesquines. Vous pincent le cœur. Lorsque enfin je pouvais entrer, ce pauvre con se dressait comme un reproche vivant sur mon passage. Ne répondait jamais à mon salut et coupait généralement la lumière de l’escalier avant que je fusse parvenu à mon étage. Procédait ainsi avec moi depuis deux ans que j’habitais sa taule. Alors, maintenant que j’avais du fric en poche, ça ne me disait plus rien de rentrer.
Je poussais jusqu’à un bistrot de nuit. Je me payais une assiette anglaise, une choucroute, un pot du meilleur pinard que je dégustais lentement, l’âme sereine, écoutant les conversations autour de moi. Putains en relâche. Chauffeurs de taxis. Indicateurs. Clochards. Poivrots. Radeurs. Il faisait bon et chaud dans la salle. Abri curieusement bâti sur les rambardes de la nuit. On devine une espèce de complicité latente entre ces gens qui ne dorment pas. Ce sont, à quelque chose près, toujours les mêmes. On se connaît vite, sans s’être jamais adressé la parole. Personnages de la nuit. Les visages, les allures, les voix sont comme endeuillés, tachés de pâleur nocturne. Chaque fois que quelqu’un pousse la porte et entre, tous les regards se tournent vers lui. Il semble qu’on craigne l’arrivée d’un ennemi qui tiendrait du diable ou de ses procureurs. Atmosphère fibreuse. Personne ici n’attend rien de défini sinon le jour. Aucun éclat de voix, jamais. Rumeur plane. Déchiquetée à intervalles réguliers par le souffle crachin du percolateur. Tapotis brefs des touches de la caisse enregistreuse. Cliquetis des tasses, des soucoupes, des plateaux, de la vaisselle. La machine à sous qui sonne comme dans un rêve d’idiot. Vie circulaire. Illicite. Un rire de femme, parfois, crisse, ricoche dans un coin de la salle, retombe
Weitere Kostenlose Bücher