Septentrion
sur la piste, le tenir à hauteur de mon propre ventre brûlé au troisième degré. Ventre cru. Gardénia. Ventre de dahlia noir. Ventre du ventre de la femme entre toutes les femmes. Enfoui dans les archives de la mémoire au sous-sol de l’arsenal sexuel parmi un lot d’objets hétéroclites, paires de jambes sinueuses aperçues d’en bas sur les marches d’un escalier, nuques étroites, fines, blanches dans la dentellerie des derniers cheveux fous, morceau de chair nocturne entrevue, un éclair sous le tissu soulevé, bouche épaisse, langue méduse, frange bouclée d’un pubis saillant, érosion subite sous les doigts, pulsations, gémissements sporadiques, yeux, mains, ongles, seins, chevelure, oreilles, salive, branchies, règles et tutti quanti !
Nous dansons sur le tain granuleux à l’envers de la glace d’époque dans son cadre de moulures dorées. Miroir nivéen d’un con de dimensions gigantesques. Sommes-nous déjà nés ? ou en train de disparaître ? Ou voguons-nous encore dans des limbes indécises ? Nos nageoires abdominales nous maintiennent entre deux eaux. S’entrechoquent sans bruit dans cette purée tropicale. Laissez-nous reposer une nuit entière. Nous nous réveillerons avec le petit jour, sans faute.
Avec le petit jour qui gratte, qui gomme soudain un coin de ce ciel sans horizon des villes. Tache volatile. Tache liquide. Comme un point d’impact en transparence sous la dernière vapeur de la nuit. Quelque part au-dessus des toits, entre la barricade des cheminées droites. Le petit jour écarquille son œil ensommeillé. Cheville enfoncée dans l’ombre. Les rues pâlissent. Glaire mouvante de la clarté sur la glycérine des trottoirs. Une lumière d’eau jade chenille le long des façades. En bas, à ras de terre, la nuit se tasse, encore compacte, soufflée par la fraîcheur nouvelle de l’air du matin. Le ciel s’épluche. Pureté du jour. Les bruits éclatent. Tintamarre. Moteurs. Ferraille. La talonnade de la foule broie la croûte de silence. Rues en folie. Les gares dégorgent. Alerte au travail. L’usure commence.
À cette heure, entre chien et loup, je savourais ma liberté. Quelques semaines plus tôt, j’étais comme eux tous, au pas de course, débaroulant dans le métro, juste un coup d’œil sur le ciel en sortant de l’hôtel pour voir le temps qu’il ferait aujourd’hui, juste une fraction à l’air libre, et aussitôt le souterrain, la cohue, l’usine. Saleté. Graisse et saleté, partout et tout le temps. Le sommeil de la nuit débouchait directement sur une canalisation secrète les reliant à la cour intérieure d’une forteresse. On ne pouvait pas faire un pas hors de cette enceinte.
Rien ne me pressant plus désormais, je me prélassais dans les rues. Pour le plaisir. Bien jouir de cette délivrance. Personne ne pouvait plus exiger de moi que je fusse à heure fixe devant la porte d’une usine. Prendre le petit carton avec mon nom dessus et le poinçonner à la pendule. Miraculeuse sensation d’indépendance. Je n’avais qu’à sauter dans un taxi et me faire conduire n’importe où. Pas sommeil, fiston ? Comment penser au sommeil lorsqu’une journée s’annonce avec un brin de soleil sur la rue et que vous êtes bien portant ! Alors, que dirais-tu d’une petite balade aux environs ? ou sur les quais. Aller fourrer ton nez dans les boîtes de bouquins. Demander le prix d’une édition et te l’offrir sans sourciller. Si tu te sens l’estomac creux, il n’y a que la rue à traverser et le casse-croûte t’attend au bistrot d’en face. Saucisson, fromage fort et vin rouge. Voilà qui convient en attendant le repas de midi qui sera choisi et copieux. Mlle Van Hoeck se chargera elle-même du menu, c’est tout dire. Bonne fille ! Et où iras-tu aujourd’hui ? Au Zoo, monsieur le Directeur. Voir les zèbres. Et les biches. Et les pélicans. Toute cette liberté qu’on a aussi foutue en cage. Des arbres. De l’herbe. Des plantes. Les bêtes.
Il me semble qu’il faisait toujours beau quand je décidais d’aller y passer une heure ou deux. Je m’asseyais à l’écart des promeneurs et ingurgitais quelques pensées du Révérend Lacordaire réunies en un volume de petit format facile à glisser dans la poche. De quoi méditer tout le matin. Se sentir en communion avec tout ce qui vit, tout ce qui a été créé par cette inexplicable volonté. Gribouillant dans les marges, j’ajoutais mes propres réflexions à
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