Septentrion
celles de l’auteur. J’essayais de me représenter ce qu’avait pu être sa vie et par enchaînement la vie de tous les écrivains que j’aimais, de tous les artistes que j’admirais. Ce tour d’horizon me ramenant évidemment chaque fois à mon cas personnel. Je supputais mes chances. Y aurait-il un jour un homme qui viendrait s’asseoir dans un jardin public et lire quelques lignes signées de mon nom, se demandant qui j’avais été, ne connaissant de moi que ce que j’aurais eu le temps d’écrire – et ce n’est jamais l’essentiel. – Question que je laissais sans réponse, encore trop incertain de mon propre avenir. Peut-être suffirait-il d’un peu de foi…
Matinées radieuses. Matinées heureuses. Je me sentais rénové, gonflé à bloc. La vie me paraissait d’une simplicité enfantine. Innocent comme le jeune cabri. Le feu dans l’âme. J’étais croyant !
Les heures de la matinée filaient à toute vitesse. Il était souvent plus de midi lorsque je me réveillais enfin de cette langueur envoûtante. Je n’avais que le temps de trouver une cabine téléphonique et de prévenir Nora de mon retard. Nora, toujours ponctuelle, me répondant à l’appareil avec déjà son chapeau sur la tête, le sac à son bras, vêtue pour sortir, la voiture en bas de chez elle. Mais auparavant, j’avais besoin de me retrouver un peu chez moi, dans ma chambre, de voir s’il y avait eu du courrier, si un ami était passé, de prendre note de quelques idées que j’avais eues dans le matin. Par souci de ma liberté, nous avions décidé que ce serait moi qui irais la rejoindre. Nous ne nous doutions ni l’un ni l’autre de la tournure des événements futurs.
J’arrive donc chez elle aux alentours de midi et demi une heure, m’étant couché ou pas depuis la veille. Pendant toute cette liaison hollandaise, je suis généralement dans une forme splendide – et j’ai faim. Appétit inhabituel. Bien m’en prend, car la table et le sexe sont les deux jouissances majeures de Mlle Van Hoeck.
Je me paie un taxi qui m’amène jusqu’à sa porte. Je trouve merveilleux de pouvoir me payer des taxis quand j’en ai envie. Ça a l’air d’une blague ! Les jambes allongées, je sifflote l’air qui me passe par la tête, heureux mortel, coq en pâte, savourant le plaisir de vivre et me disant que je ne perdais pas mon temps, que cette expérience me servirait sûrement un de ces jours pour un bouquin.
La ville remuante défile par la portière comme sur un écran. Les trottoirs sont bourrés. Où cavalent-ils si vite, tous ? J’aimerais bien baisser la vitre et leur dire de s’arrêter un moment, d’en profiter, que ça n’ira pas plus mal pour eux. Le monde entier se hâte, le monde entier est en liberté provisoire entre midi et deux heures, le temps d’avaler un remontant, de faire semblant de manger, le regard rivé à la montre, ça presse, ça urge, on va bouffer la vie qu’on gagne si mal. Le monde entier se précipite dans les restaurants bon marché. Hantés par l’heure. L’heure qui vient. Qui va vite. Bientôt l’heure. Déjà l’heure. C’est l’heure. C’est plus l’heure. Et l’heure est passée. Condoléances. Le monde entier se fout des ulcères, des gros trous au duodénum, commande n’importe quoi, ce qu’il voit, ce qu’on veut, ce qu’il y a, il enfourne sans savoir, sans joie, sans saveur, il engoule, il se gonfle, le dessert, un café, l’addition, on rotera dehors, le glacis empulpant la bouche, et ce putain de café qui n’arrange rien. Le monde entier vivote. À la sueur de son front. Le monde entier – sauf moi. Permettez. J’ai mis les cales.
Je regarde, satisfait, mes nouvelles chaussures. Neuves. Brillantes. Telles que je les aime. Cadeau de tante Nora, vous avez saisi. Le taxi, idem. Et ce n’est pas fini. Tout est au poil. Quand on s’arrête à un feu rouge ou dans un embouteillage, ça me donne l’occasion de braquer un œil sur les jambes d’une petite qui passe et de lui faire un gracieux sourire auquel elles répondent presque toutes. Pas sauvages. Mignonnes. Ma nouvelle situation m’est nettement favorable sous le rapport des couilles. Tendance aux érections fréquentes. J’enfilerais volontiers tout ce qui a un con potable aux alentours. Conséquence du repos sans doute. J’y pensais beaucoup moins quand je tombais mes huit heures d’affilée à l’usine. Je m’aperçois aujourd’hui de tout ce que j’ai manqué. Une
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