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Septentrion

Septentrion

Titel: Septentrion Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Louis Calaferte
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joie cruelle peinte sur le visage. Pour accueillir en fanfare ce qui allait suivre, elle vous humectait de plusieurs petites giclettes incendiaires lâchées les unes derrière les autres avec désinvolture. Elle réglait d’avance, minutieusement, les conditions de votre jouissance, si bien que sans mon procédé de marche arrière, il eût été vain et présomptueux d’essayer de se défendre. Aucune queue au monde, aucune queue délestée de la pensée, veux-je dire, n’aurait pu décaler d’une seconde l’instant que Mlle Van Hoeck avait choisi pour la faire s’évacuer.
    Pendant les deux ou trois premiers mois, encore sous le charme, je ne faisais que lui obéir docilement. Elle menait la danse à sa guise. Je n’avais qu’à me laisser conduire. Ce qui, par la suite, l’étonna, ce fut de me voir lui tenir tête en toute occasion. La première fois que cela se produisit, elle en resta interdite. Elle prit le temps de la réflexion comme un chercheur qui s’aperçoit qu’en dépit de toutes les preuves irréfutables il y a pourtant une erreur de calcul. Dans l’intention de lui prouver que ce n’était point de ma part un accident passager qui ne saurait se reproduire à l’avenir, je la tins solidement enfourchée la nuit entière et n’acceptai de baisser pavillon qu’à mon heure, après maintes et maintes ruades. Personne encore n’avait dû la faire bénéficier de cette sorte de cabotage en eau douce. Elle gambadait, caracolait dans le lit, suspendue par le ventre. Cris d’étonnement et de plaisir. Nous basculions, roulés, boulés, emmêlés de telle façon que j’avais parfois du mal à me maintenir dans la bonne direction. Elle m’entraînait sur des routes difficiles à flanc de montagne, l’avalanche menaçait au-dessus de nos têtes, un torrent furieux au fond du gouffre qui n’attendait que la chute de nos corps pour nous engloutir vivants, broyer nos os sur des roches tranchantes. Proximité des confins verglacés de l’Oural sans aucun moyen de communication avec le monde civilisé. Accrochés ensemble au-dessus du vide à la paroi vernie d’un pic inaccessible, nos mains éclatant sous le gel, jambes recroquevillées et mortes dans la pesanteur du froid. Aveugles. Nous étions aveugles. Nos yeux s’étaient détachés, étaient sortis de leurs orbites, sans bruit, peu à peu, glissant chacun au bout d’un filament bleuâtre que j’avais reconnu pour être le nerf optique. Nos yeux étaient figés quelque part dans la neige derrière nous sur la piste que nous suivions depuis des jours. Je me rattrapais à Nora, à ses cheveux, à ses jambes, rencontrant par hasard sa mâchoire dénudée comme celle d’un squelette, la rangée des dents, ce pilon osseux, je m’y cramponnais de tout mon poids, la faisant hurler de douleur. J’oubliais que nous étions boulonnés, soudés par nos sexes et qu’il ne servait à rien de la faire souffrir davantage. La chute inévitable avait lieu. Nous étions précipités dans le vide, mais au fur et à mesure que nous tombions, la vitesse décroissait. Il n’y avait plus de fin à cette chute mortelle. Nous avions tout le temps de nous regarder avec ces gros trous ronds et creux par lesquels on apercevait des lambeaux de cervelle irriguée de sang noir. Nous pouvions échanger notre épouvante, chacun lisant sur les traits défigurés de l’autre le reflet de sa propre panique. Brusquement nous nous retrouvions assis au bord d’un lac calme et argenté, les barques de pêcheurs au loin, quelques nuages de chaleur sur la bordure pâle du ciel. Nora laissait ses pieds nus tremper dans l’eau, sa robe d’été relevée sur ses cuisses. Elle était mince et enfantine. Nous venions de nous marier dans une petite église de son pays le mois d’avant et c’étaient nos premières vacances ensemble. Un peu en retrait d’elle, je crayonnais quelques notes sur un carnet avec l’idée d’en faire un début de livre, de ce livre dont nous avions longuement parlé, elle et moi, pendant nos fiançailles. Je savais que je n’oublierais plus ces heures éblouissantes que nous étions en train de vivre, ce chaud silence de l’après-midi de juillet, l’attitude de Nora assise au bord de l’eau, l’inclinaison de sa tête quand elle se retournait vers moi pour me sourire. Quelqu’un que je ne voyais pas devait s’avancer derrière nous et jeter une pierre dans l’eau. Tout se brouillait. D’un coup. La terre tournait sur elle-même.

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