Septentrion
déplie une pile de mouchoirs qui viennent d’être repassés. Elle les fout en l’air, rageuse. Elle les prend l’un après l’autre, les tient tendus sous le nez de Jiecke, ce sont des pièces à conviction, on dirait. Je suppose qu’elle ne les trouve pas assez bien lavés, pas assez blancs, pas assez nets. Jiecke doit lui faire remarquer qu’elle s’est donné du mal pour le repassage. Alors Nora, ça la transporte, un coup de la main, en balayoir, la pile qui gicle, vole sur le lit. C’est tout à refaire. Jiecke hoche la tête. Hollandaise ou pas, ça lui semble injuste qu’on puisse faire ça. Elle n’a plus d’yeux que pour ses mouchoirs sens dessus dessous. Elle en ramasse un qui est tombé au pied du lit sur le tapis. Nora brandit maintenant un flacon qu’elle vient de prendre sur sa coiffeuse. Jiecke fait de grands gestes de dénégation. Je ne peux plus suivre. Je ne comprends plus. Ça gueule toujours. J’observe Nora. Elle n’est pas cruelle. Elle est possédée. Je sais par quoi. Il n’y a que moi qui pourrais arranger les choses. Mais moi, j’ai la dent et rien d’autre. Ça commence à faire long leur sketch. L’heure s’avance. On aurait pu partir tranquillement dès que je suis arrivé. Surtout que Nora était prête. Je la détaille. Robe et accessoires impeccables. Elle se fringue au plus cher. Elle a notamment toute une collection de tricots en laine fine et la série de jupes qui vont avec. Garde-robe complète. Chaussures assorties. Je passe sur les bijoux. Ça me rend furieux, ce déballage, ce surcroît de vêtements pour une vieille peau qui a beau faire, ça ne lui enlèvera ni son âge ni ses rides et ça n’empêchera pas qu’elle doive payer cash pour se faire miser comme elle aime. Juste retour des choses. Je repense aux filles que je sortais, jolies, à qui ça m’aurait bougrement fait plaisir de pouvoir acheter une de ces babioles et de les leur voir sur le dos. Petites fleurs de lumière à côté d’elle. Car c’est encore la pure vérité, je n’ai jamais baladé que des filles fagotées. Le même manteau d’un hiver sur l’autre. La même jupe raccourcie ou rallongée selon la mode de la saison. Les ourlets qu’on découd. La ceinture qu’on rajoute par-dessus la taille, histoire de changer un peu, de faire nouveau, d’avoir l’air neuf. Les petits corsages confectionnés à la maison d’après le patron. La maille du bas qu’on arrête, est-ce que ça se voit, non pas trop, pas de loin, pas en marchant. Trois bas de la même nuance pour que la paire fasse plus d’usage. Un seul soutien-gorge. Un seul slip. Un seul jupon. À laver le soir pour le lendemain. Le porte-jarretelles qui fout le camp, brûlé par les lavages trop fréquents. Combinaison raccommodée fin-fin, imperceptible, mais quand même raccommodée. Chemise de nuit passée, défraîchie, la dentelle d’origine n’est plus qu’un souvenir. Et les godasses qui tiendront le coup, encore trois mois, deux mois, un mois, la quinzaine. Jusqu’à la prochaine paie. Plus de rouge non plus. On gratte le fond du tube. Le coiffeur, ça attendra. Le dentiste aussi. Tout est toujours en attente. On pare à l’urgent. À la croûte. À la piaule. Si l’on va par là, même la vie est en attente.
Voilà qui n’est pas pensable dans l’univers de Mlle Van Hoeck. Les choses qui nous entourent ont cette confortable pesanteur de la richesse. Elles expriment, par leur seule présence, une ineffable sécurité. Laissez-vous glisser dans l’un de ces fauteuils recouverts de soie mauve, la nuque appuyée sur le dossier, fermez doucement les yeux, écoutez le ronronnement paisible de la rue qui entre assourdi à travers la fenêtre, et vous sentirez comme moi que tout est facile en ce monde. Si facile, voyez-vous, qu’il ne se peut pas que Dieu ne veille pas en personne sur son troupeau bien-aimé.
C’est l’accalmie. Le vent qui tombe. Jiecke boude un peu. Range ses mouchoirs. On cherche la brosse à habits. C’est moi qui suis chargé de ce soin. Enlever le cheveu sur l’épaule, le grain de poussière, dire que tout va bien, qu’on peut larguer. Nora enfile ses gants. Regard d’ensemble dans la grande glace. Elle me sourit. Les yeux tout-sexe. Je lui sors une ânerie quelconque. Qu’elle est parfaite. Ou ravissante. J’aimerais bien qu’on les mette au plus vite, j’ai une faim de loup. Encore quelques recommandations à Jiecke qui nous accompagne à la porte. N’oubliez pas de
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