Septentrion
serait le rêve. On reste au poste tant que ça dure. Jusqu’à ce qu’elles ferment la lumière. Je pense toujours que tout au long de la rue, sur tous les toits, c’est le même manège. Envoûtant. Cette faune qui guette dans l’obscurité, ce filament de convoitises sexuelles qui grésille en silence d’immeuble en immeuble. Tous ces types qui espionnent, tendus, cachés, comme pour une embuscade. Ces hommes qui veulent voir, se rassasier d’images. Ces corps imprenables, si près pourtant. Le souvenir de tous ces gestes de femmes seules. Ça fait combien de sexes aux abois, tout ça, dans une même rue ? Combien de masturbés entre dix heures et minuit ? Combien de centilitres de foutre éparpillés pour rien ? Et si on multiplie par un quartier, par un arrondissement, par la ville entière ?
Probable que je regretterai ce coin quand je le quitterai. L’un dans l’autre, j’y ai passé de bonnes heures. C’est ici que j’ai commencé d’écrire sérieusement. Sur la table qui tient à peine debout. Le peu d’espace libre a été ingénieusement utilisé par le taulier. Le mobilier sommaire trouve place dans des encoignures, dans des renfoncements. L’armoire pitchpin s’encastre dans une découpe du mur. Dans un autre trou, le lavabo modèle réduit et sa glace écaillée. Sous le lavabo, le bidet mobile, cuvette montée sur un trépied de bois façon bambou qui s’effondre si on a le malheur de s’asseoir dessus. Pratique pour remiser le linge sale et toutes les saloperies embarrassantes. Pour le reste, il ne viendrait jamais à personne l’idée de s’en servir. Je ferais volontiers un petit sacrifice pour voir un jour Mlle Van Hoeck assise à cheval sur cet outil, installée dans le peu de place qui reste entre le lit et l’armoire, se lavant énergiquement le minet, elle qui ne saurait en aucun cas se priver de ses soins hygiéniques. Douce grosse connasse ! Ses deux fesses bouffies se reflétant dans la glace, et moi, étendu sur le lit, à moins de cinquante centimètres d’elle. Nous partagerions les agréments de notre petit meublé, vivant d’amour et d’eau fraîche comme c’est la coutume. Pendant que j’écrirais le chef-d’œuvre au vitriol, elle se tiendrait sagement assise sur le lit à défaut d’un second siège qui me manque. Peut-être en profiterait-elle pour tricoter le pull-over de l’hiver suivant ou la layette rose du cher bâtard attendu lors d’une prochaine lunaison. Mon travail terminé, je lui lirais les quelques pages nouvellement pondues, nous en discuterions ensemble, elle me soutiendrait courageusement dans ma folle entreprise, fidèle et dévouée, prête aux concessions indispensables en attendant le beau jour de la parution, remise de mois en mois par le refus des éditeurs. Un seul de ses sourires me réconforterait de mes déboires, récompense au sortir du labeur, et j’imagine qu’une pareille union ne saurait aller sans prodiges côté queue. L’accord parfait.
Je regarde mes papiers, le désordre, l’encrier bouché, un livre qui est resté ouvert sur la table. Incapable de me rappeler maintenant quel peut bien être ce bouquin que j’ai abandonné en cours de lecture voilà sûrement déjà plusieurs mois. Les choses qui m’étaient familières dans cette chambre ont l’air d’attendre mon retour, en suspens, depuis que j’ai rencontré Nora. C’est le vieux grenier de la tour aux hiboux. Le gros volume du dictionnaire est recouvert d’une pellicule grisâtre. J’essayerais bien d’écrire une page ou deux, en me forçant, mais raconter quoi ? Ça ne me dit rien. Pas envie de pousser la plume. Pas une étincelle de gaieté nulle part. Cette morue me torpille. J’ai l’impression que ça fait maintenant des années que je ne me suis pas approché de ma table. Le tas de paperasses n’est là que pour me rappeler une vieille manie. Je n’ai même pas la curiosité de les feuilleter. Si je m’y attelais, peut-être que ça finirait par venir de gré ou de force. Mais il faut un sacré courage pour aller se coller le cul sur la chaise et sucer le porte-plume en attendant le miracle improbable. Ce que j’ai entassé là-dedans, pêle-mêle, avec l’intention de montrer ça à mes contemporains est mort. Archiclamsé. Que les souris s’amènent en corps constitué et n’en laissent pas une miette, c’est tout ce que ça vaut.
Tant d’autres avant moi ont cru pouvoir peindre ou écrire et ont enfin compris que ça
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