Sépulcre
Marguerite du regard.
— Oui, ce serait parfait.
— Une bouteille de Cristal, dit-il en se renfonçant dans son fauteuil comme pour épargner à Marguerite la vulgarité de l’entendre commander le meilleur champagne de la maison.
Dès que le maître d’hôtel se fut éloigné, elle avança le pied pour toucher ceux de Du Pont sous la table et elle eut à nouveau le plaisir de le voir tressaillir, puis gigoter dans son fauteuil.
— Voyons, Marguerite, protesta-t-il sans grande conviction.
Elle ôta son escarpin et posa le pied sur sa jambe de pantalon, sentant la couture à travers son fin bas de soie.
— Ils ont la meilleure cave de tout Paris, dit-il d’un ton bourru, comme s’il avait besoin de s’éclaircir la voix. Bourgogne, bordeaux, des plus grands crus aux petits vins bourgeois.
Marguerite n’aimait pas le vin rouge qui lui donnait mal à la tête. Elle préférait le champagne, mais elle était résignée à boire ce que Georges voudrait bien commander.
— C’est drôlement fréquenté pour un mercredi soir, constata-t-elle en jetant un regard à la ronde. Et vous nous avez trouvé une table. Vous êtes si ingénieux, Georges…
— Il faut juste savoir à qui s’adresser, dit-il, ravi. Vous n’avez encore jamais dîné ici ?
Marguerite fit non de la tête. Méticuleux, pointilleux, pédant, Georges aimait étaler ses connaissances. Évidemment, comme tout Parisien qui se respecte, Marguerite connaissait l’histoire de chez Voisin, mais elle voulut bien se prêter au jeu et feignit de l’ignorer. Durant les douloureux mois de la Commune, le quartier du restaurant avait été le théâtre des plus violentes altercations entre les communards et les forces du gouvernement. Là où aujourd’hui les fiacres et les cabriolets attendaient de transporter les clients d’un côté de Paris à l’autre s’étaient dressées vingt ans plus tôt des barricades faites de bric et de broc, sommiers en fer, chariots renversés, palettes, caisses de munitions. Avec son mari, son héros, son merveilleux Léo, elle s’était tenue sur ces barricades, tous deux unis et égaux dans leur combat contre la classe dirigeante, durant un bref et glorieux moment.
— Après la défaite honteuse de Napoléon à la bataille de Sedan, les Prussiens ont marché sur Paris, commença Georges.
— Oui, murmura-t-elle, en se demandant pour la première fois quel âge il lui prêtait pour lui donner ainsi une leçon d’histoire sur des événements qu’elle avait vécus d’aussi près.
— À mesure que le siège et les bombardements se faisaient plus durs, il y eut pénurie de nourriture. C’était la seule manière de donner une leçon à ces maudits communards. Mais cela signifiait aussi que les meilleurs restaurants ne pouvaient pas ouvrir. Pas assez de provisions, vous comprenez. Moineaux, chats, chiens, toute créature errant dans les rues de Paris était la proie des affamés. Même les animaux du zoo furent abattus pour leur viande.
Marguerite sourit en hochant la tête pour l’encourager.
— Et quel plat Voisin a-t-il proposé au menu, à votre avis ?
— Je n’en ai aucune idée, dit-elle en écarquillant les yeux avec innocence. Vraiment, je ne vois pas. Du serpent peut-être ?
— Non, répondit-il avec un éclat de rire satisfait. Essayez encore.
— Je ne sais pas, Georges. Du crocodile ?
— De l’éléphant ! répondit-il d’un air triomphal. Un plat de trompes d’éléphant. Je vous demande un peu. Magnifique, hein ? Quel courage, quelle merveilleuse faculté d’adaptation, n’est-ce pas ?
— En effet, acquiesça Marguerite en riant aussi, même si son souvenir de l’été 1871 différait beaucoup.
Des semaines de famine, à tenter de soutenir dans son combat un mari idéaliste et passionné tout en s’échinant à trouver de quoi nourrir son Anatole bien-aimé. Du pain noir, des châtaignes, des baies volées la nuit aux buissons du jardin des Tuileries.
Quand la Commune était tombée, Léo s’était enfui. Il demeura caché par des amis pendant presque deux ans. À la fin, lui aussi fut capturé et échappa de peu au peloton d’exécution. Plus d’une semaine passa, durant laquelle Marguerite courut tous les commissariats et les tribunaux de Paris pour découvrir sur une liste de noms affichée sur un bâtiment municipal qu’il avait été jugé et condamné à être déporté en Nouvelle-Calédonie.
Pour lui, l’amnistie des
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