Sépulcre
l’effet de sa course nocturne dans les rues de Paris. Maintenant que le danger était passé, les événements se peignaient en couleurs vives dans sa mémoire, et leur côté romanesque lui faisait déjà oublier les visages déformés par la haine, ainsi que sa terreur.
Anatole commanda deux verres de Madère, puis du vin rouge, pour accompagner une simple collation de côtelettes d’agneau et de gratin dauphinois.
— Ensuite, si tu as encore faim, nous prendrons du soufflé aux poires, dit-il en congédiant le garçon.
Tout en mangeant, Léonie lui raconta ce qui s’était passé jusqu’au moment où il l’avait retrouvée.
— Une drôle de clique, ces abonnés, conclut Anatole. Tout ça pour exiger qu’on joue uniquement de la musique française sur le sol français. En 1860, ils ont conspué Tannhäuser et ont empêché la représentation. Mais on dit que pour eux, la musique ne serait qu’un prétexte. En fait, ils s’en fichent bien.
— Alors pourquoi font-ils ça ?
— Par pur chauvinisme.
Anatole repoussa sa chaise de la table, étira ses longues jambes et sortit son étui à cigarettes de la poche de son gilet.
— À mon avis, Wagner ne remettra plus jamais les pieds à Paris, après ce qui s’est passé.
Léonie réfléchit un instant.
— Pourquoi Achille t’a-t-il fait cadeau de ces billets d’opéra ? N’est-il pas un fervent admirateur de Wagner ?
— Il l’était, répondit Anatole en écrasant sa cigarette sur le couvercle en argent, mais il ne l’est plus. « Un magnifique crépuscule que l’on a pris pour une aurore », voici le dernier jugement qu’Achille a prononcé sur Wagner. Pardonne-moi, j’aurais dû dire Claude-Achille, puisque c’est ainsi qu’il veut se faire appeler dorénavant.
Debussy, pianiste et compositeur brillant au tempérament lunatique, vivait avec ses frères et sœurs et ses parents dans le même immeuble que les Vernier, rue de Berlin. Il était à la fois l’enfant terrible du conservatoire et, bon gré mal gré, son meilleur espoir. Pourtant, dans leur petit cercle d’amis, sa vie sentimentale tumultueuse lui valait plus de notoriété que sa réputation en tant qu’artiste. Sa maîtresse du moment était Gabrielle Dupont, une jeune femme de vingt-quatre ans.
— Cette fois, c’est du sérieux, confia Anatole. Gaby admet que sa musique doit passer en premier et ça ne la rend que plus attirante aux yeux d’Achille. Elle ne prend pas mal de le voir disparaître chaque mardi pour se rendre aux salons de maître Mallarmé. Ces visites lui remontent le moral et il en a bien besoin, lui qui se trouve en butte aux récriminations constantes de l’Académie. Ce sont tous de vieux abrutis, qui ne comprennent rien à son génie.
Léonie haussa les sourcils.
— Selon moi, Achille est l’artisan de sa propre infortune. Il a vite fait de se brouiller avec ceux qui pourraient le soutenir. Toujours prêt à s’échauffer, à dire des choses blessantes d’un trait de sa langue acérée. En vérité, il ne sait pas se tenir et peut se montrer grossier, brutal, à tel point qu’on ne sait comment le prendre.
Anatole ne la contredit pas et continua à fumer en silence.
— Mis à part l’amitié que j’ai pour lui, poursuivit-elle en versant une troisième cuillerée de sucre dans son café, j’avoue avoir quelque sympathie pour ses détracteurs. Pour moi, ses compositions sont un peu vagues, déconcertantes, méandreuses, dirais-je. Elles manquent de structure. J’ai trop souvent l’impression d’attendre que se révèle enfin la ligne mélodique. C’est un peu comme si on écoutait sous l’eau.
— Justement, c’est ce qu’il cherche, repartit Anatole en souriant. Debussy dit que l’on ne doit plus avoir de repères de tonalité. À travers sa musique, il veut atteindre l’illumination, révéler les liens mystérieux qui unissent les sphères matérielles et spirituelles, le visible et l’invisible. Or un tel projet ne peut emprunter une forme traditionnelle.
Léonie fit la moue.
— C’est le genre de théories fumeuses que les gens se plaisent à énoncer et qui sonnent creux !
Anatole ne releva pas et poursuivit.
— Pour lui, l’évocation, la suggestion, la nuance sont plus puissantes, plus véridiques que tout ce qui est narratif ou descriptif. Les souvenirs lointains ont une valeur et une force qui surpassent ce qui relève de la pensée consciente, explicite.
Léonie fit un petit sourire
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