Sépulcre
votre ouvrage, j’en suis venue à me demander si les légendes suivaient ou précédaient les lieux-dits qui composent le paysage. Le Fauteuil ou l’étang du Diable furent-ils nommés d’après les récits que l’on colportait sur ces lieux, ou ces récits sont-ils nés pour leur donner du caractère ?
— C’est une question perspicace, madomaisèla, approuva-t-il d’un hochement de tête.
Baillard parlait bas, pourtant Léonie avait l’impression que tous les autres sons dans la pièce s’étaient estompés derrière sa voix claire et intemporelle.
— Ce que nous appelons civilisation est juste une façon pour l’homme d’essayer d’imposer au monde naturel ses propres valeurs. Les livres, la musique, la peinture, toutes ces constructions qui ont tant occupé nos compagnons de ce soir cherchent à capturer l’âme de ce qui nous entoure. Une façon de donner du sens, d’ordonner nos expériences humaines en quelque chose de mesurable, de maîtrisable.
Léonie le scruta un moment.
— Mais les fantômes, monsieur Baillard, les démons, dit-elle lentement. Y croyez-vous ?
— Benleu, dit-il de sa voix douce et posée. Peut-être.
Il tourna la tête vers les fenêtres, comme pour regarder quelqu’un au-delà, puis revint à Léonie.
— Deux fois jusqu’à ce jour, le diable qui hante ces lieux a été invoqué. Deux fois il a été vaincu. Le plus récemment, avec l’aide de notre ami ici présent, dit-il en jetant un coup d’œil sur sa droite. Voilà tout ce que je puis en dire. Et j’espère n’avoir jamais à revivre de tels moments, à moins que les circonstances ne m’y obligent…
Léonie suivit son regard.
— Vous parlez de l’abbé Saunière ?
Baillard continua sans lui donner confirmation.
— Ces montagnes, ces vallées, ces pierres, et l’esprit qui leur a donné vie, existaient bien avant que les hommes viennent et tentent de capturer ce qui fait leur essence avec des mots. Ce sont nos peurs qui se reflètent dans ces noms auxquels vous vous référez.
Léonie réfléchit à ce qu’il venait de dire.
— Je ne suis pas sûre que vous ayez répondu à ma question, monsieur Baillard.
Il posa les mains sur la table, des mains pâles, veinées de bleu et constellées de taches brunes.
— Il existe un esprit qui vit dans toutes choses. La demeure où nous nous trouvons a plusieurs centaines d’années. Elle est considérée comme ancienne, selon nos critères modernes. Mais le lieu où elle fut construite date lui-même d’un temps immémorial. Notre influence sur l’univers passe comme un souffle, un murmure. Les qualités qui font son essence, l’ombre et la lumière, furent créées bien avant que l’homme tente d’imposer sa marque sur le paysage. Les fantômes de ceux qui ont disparu sont tout autour de nous, intégrés au motif du monde, ou à sa musique, si vous préférez.
Léonie se sentit soudain fiévreuse et, portant la main à son front, elle le trouva étonnamment moite et froid. La pièce oscillait, tournait étrangement. Les bougies, les voix, le bruit de fond des domestiques qui allaient et venaient, tout lui semblait indistinct, brouillé, confus.
Elle essaya de se concentrer sur le sujet abordé et avala une gorgée de vin pour calmer un peu la tension qui l’habitait.
— La musique…, reprit-elle d’une voix qui lui semblait venir de très loin. Que pourriez-vous me dire à ce sujet, monsieur Baillard ?
À l’expression de son visage, elle crut un instant qu’il avait compris la question qui se cachait derrière ces mots.
Pouvez-vous me dire pourquoi, quand je dors, quand je pénètre dans les bois, j’entends de la musique dans le vent ?
— La musique est une forme d’art qui organise les sons et le silence, madomaisèla Léonie. Nous la considérons actuellement comme une distraction, un amusement, mais c’est bien plus que cela. Il s’agit plutôt d’un savoir qui s’exprime en fonction du ton, par la mélodie et l’harmonie ; du rythme, par le tempo et la mesure ; et de la qualité du son lui-même, par le timbre qu’il prend, sa dynamique et sa texture. Pour faire simple, la musique est une façon toute personnelle de réagir à la vibration.
— J’ai lu par ailleurs qu’elle peut, dans certaines situations, établir un lien entre ce monde et l’autre, approuva Léonie. Que l’on peut grâce à elle passer de l’une à l’autre dimension. Croyez-vous qu’il puisse y avoir une part de
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