Sépulcre
l’invitation ?
— En effet. M me Bousquet et Isolde entretiennent de bonnes relations, sinon cordiales, du moins courtoises. Elles se reçoivent. Isolde l’estime beaucoup.
Alors seulement Léonie remarqua un homme grand et maigre, qui se tenait debout, un peu à l’écart du petit groupe. Elle se tourna à demi pour l’observer. Il avait une drôle de tenue, tout à fait inhabituelle pour ce genre de soirée : un costume blanc, avec un mouchoir jaune fiché dans la poche de poitrine de sa veste et un gilet, jaune lui aussi.
Son visage était ridé, sa peau rendue presque transparente par les années, pourtant il n’avait pas du tout l’air d’un vieillard. Mais il émanait de lui une sorte de tristesse diffuse. Comme s’il avait connu trop de souffrances et en avait trop vu.
Anatole se tourna pour voir ce qui attirait ainsi l’attention de Léonie et il se pencha plus près.
— Ah, voici le visiteur le plus célèbre de Rennes-les-Bains, Audric Baillard, auteur de l’étrange opuscule qui t’a tant passionnée, lui murmura-t-il en souriant. Un excentrique, apparemment. D’après Gabignaud, il s’habille toujours ainsi, quelle que soit l’occasion. En costume clair et cravate jaune.
— Pourquoi ça ? demanda-t-elle au médecin sotto voce.
— En souvenir d’amis disparus, je crois. Des camarades tombés sur le champ de bataille. Je n’en suis pas tout à fait certain, mademoiselle Vernier.
— Tu pourras lui poser la question toi-même au cours du dîner, sœurette, dit Anatole.
La conversation se poursuivit allègrement jusqu’à ce que le gong retentisse, annonçant le dîner.
Escortée par M e Fromilhague, Isolde conduisit ses invités jusqu’à la salle à manger. Anatole accompagnait M me Bousquet. Au bras de M. Denarnaud, Léonie ne perdait pas de vue M. Baillard, tandis que l’abbé Saunière et le Dr Gabignaud fermaient la marche en encadrant M lle Denarnaud.
Magnifique dans sa livrée rouge et or, Pascal ouvrit les portes en grand et un murmure appréciateur s’éleva aussitôt de la petite troupe. Même Léonie, qui avait suivi les divers préparatifs au fil de la matinée, fut éblouie par la transformation. Le magnifique lustre de cristal portait trois étages de bougies blanches. La longue table ovale était ornée de brassées de lys et éclairée par trois candélabres en argent. Sur la desserte, des soupières aux couvercles bombés reluisaient comme des armures. La lueur des chandelles jetait des ombres dansantes au long des murs et sur les portraits de famille qui y étaient accrochés.
Le pourcentage de quatre dames pour six messieurs rendait la tablée un peu inégale. Isolde présidait, tandis que M. Baillard était assis à l’autre bout. Anatole était à gauche d’Isolde, avec M e Fromilhague à sa droite. À côté de Fromilhague siégeait M lle Denarnaud , puis le Dr Gabignaud. Léonie venait ensuite, avec Audric Baillard à sa droite. Quand le serviteur tira sa chaise afin qu’elle prenne place, un sourire timide lui échappa.
De l’autre côté de la table, Anatole avait M me Bousquet pour voisine. Suivaient Charles Denarnaud et l’abbé Saunière.
Les serviteurs leur versèrent généreusement de la blanquette de Limoux dans des coupes à fond plat, aussi grandes que des bols de petit déjeuner. Fromilhague consacrait toute son attention à son hôtesse en ignorant la sœur de Denarnaud, ce que Léonie trouvait discourtois, mais bien compréhensible, tant cette femme lui avait semblé ennuyeuse durant leur brève présentation.
Après quelques échanges de politesse avec M me Bousquet, Léonie se rendit compte qu’Anatole était déjà lancé dans une vive discussion sur la littérature avec M e Fromilhague. Ce dernier avait des opinions bien arrêtées, et il dénigrait le dernier roman d’Émile Zola, L ’ Argent , le jugeant morne et immoral. Il condamnait aussi d’autres écrivains de la même veine tels que Guy de Maupassant, dont la rumeur disait qu’il avait tenté de mettre fin à ses jours et qu’il était maintenant enfermé dans l’asile d’aliénés du Dr Blanche, à Paris. Sans succès, Anatole faisait valoir qu’on devait séparer la vie d’un homme de son œuvre.
— Un comportement immoral déprécie l’art, plus, il l’avilit, affirmait obstinément Fromilhague.
Bientôt tous les convives participèrent au débat.
— Vous restez bien silencieuse, madomaisèla Léonie, lui dit à un moment son
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